A ceux qui taxent Ambroise Thomas d’académisme (et Dieu sait s’ils sont nombreux), l’on a coutume d’objecter le rôle d’Hamlet confié par le compositeur messin à un baryton quand la convention aurait voulu qu’il soit chanté par un ténor. Ce choix d’une tessiture sombre prend toute sa mesure si l’on dispose d’un interprète à la hauteur de l’enjeu. En Prince de Danemark, Stéphane Degout, dont la carrière se joue désormais sur l’échiquier international, promettait beaucoup. Nous n’avons pas été déçu. Ce n’est pas tant la voix qui impressionne que la manière dont l’interprétation épouse les humeurs d’un des caractères les plus complexes du répertoire. Sur le plan technique, Stephane Degout possède évidemment tout ce que le rôle demande : la clarté de l’expression, la ligne, la longueur… Mais c’est d’abord par la manière dont il incarne son personnage que le baryton emporte l’adhésion. Ce timbre sourd, ce chant introverti, tout de rage rentrée, correspond précisément à l’idée que l’on se fait d’Hamlet, amant pitoyable, fils indigne, prince déchu. Degout est tout cela et plus encore : un looser magnifique à qui l’on a réservé, comme ultime récompense, le final londonien dont l’issue tragique correspond précisément à un tel portrait, hanté et suicidaire.
L’autre assertion que l’on oppose souvent aux détracteurs d’Ambroise Thomas, c’est l’utilisation dans l’orchestration de timbres inédits pour l’époque, celui du saxophone notamment bien avant Massenet et l’air des larmes de Charlotte dans Werther. Ce grand défenseur de la musique française qu’est Patrick Fournillier en fait valoir la richesse, sans négliger pour autant le souffle dramatique de la partition et l’équilibre entre fosse et plateau. Ajoutons qu’il est aidé dans cet ouvrage par des Chœurs de l’Opéra national du Rhin et un Orchestre symphonique de Mulhouse remarquables de précision et de sonorités.
Autre argument en faveur d’Ambroise Thomas : la scène de folie qui occupe l’intégralité du quatrième acte, d’autant qu’on l’a expurgé ici des ballets qui l’encombraient. Peu d’opéras du répertoire peuvent rivaliser avec ce délire vocal de près d’une demi-heure qui inventorie une grande partie des affects et figures possibles à l’opéra. On y découvre l’Ophélie d’Ana Camelia Stefanescu, soprano colorature dont la voix depuis ses débuts en Reine de la Nuit il y a 15 ans, a réussi à prendre de la consistance sans révoquer le suraigu. Seule la diction fait défaut à une interprétation profondément murie qui ne se contente pas de faire de la fille de Polonius une machine légère à vocaliser. La silhouette, frêle et vaporeuse, participe aussi à la justesse d’une composition, immatérielle comme il convient. L’Ophélie d’Ambroise Thomas est un courant d’air sur les cimes de la portée.
Le reste de la partition, concédons-le, est moins original. Charge aux interprètes de faire décoller une écriture qui vole souvent au ras des pâquerettes. Mission accomplie pour Nicolas Cavallier, Claudius alluré qui, dans son air du 3e acte, déploie une large palette de couleurs. Le pari est moins évident pour Marie-Ange Todorovitch dont la Gertrude généreuse se débat avec des registres dissociés. Le Laërte de Christophe Berry nous a semblé aussi bien raide.
En passant de Marseille à Strasbourg, la mise en scène de Vincent Boussard n’a rien perdu des ses atouts (cf. le compte-rendu de Maurice Salles) : cohérence, efficacité, vigueur… Seule l’apparition finale du spectre, rongé par le salpêtre comme Karl Hardman dans La nuit des morts-vivants, reste d’un goût douteux. Et à ceux qui grincent des dents parce qu’Ophélie se noie non plus au fond d’un grand lac mais dans une baignoire, on répondra qu’il faut bien un peu de subversion pour couper court aux accusations de conformisme que soulève immanquablement le nom d’Ambroise Thomas.