Etranges sensations pour le spectateur européen venu à New York pour voir ou revoir cette production uppercut d’Elektra du Festival d’Aix-en-Provence (lire le compte-rendu de Christophe Rizoud). Une production devenue depuis le testament de Patrice Chéreau, et que, dans la longue liste des théâtres associés, le Metropolitan Opera accueille parmi les derniers. Dès le départ, Peter Gelb avait voulu que le rôle titre soit interprété par Nina Stemme, trop longtemps éloignée de la scène du Lincoln Center. Revenue à l’occasion d’un cycle de Turandot de répertoire en janvier, la voici tête d’affiche d’une nouvelle production qui échoit à Vincent Huguet. Une collaboration préparée de longue date comme la soprano suédoise nous l’expliquait en avril 2015. Autour d’elle, une grande partie de l’équipe artistique d’Aix a fait le voyage, à commencer par Adrianne Pieczonka (Chrysotemis) et Waltraud Meier (Klytämnestra).
Etranges sensations : à l’instar d’Elektra qui cherche la présence de son père dans chacun des recoins et chacune des pierres de cette cours de Mycènes, on cherche le souvenir du choc, la stupeur des scènes, les épiphanies inouïes de ces moments de justesse profonde. La scène de la reconnaissance où les vieux serviteurs s’étreignent avant même que le frère et la sœur n’aient compris, le moment de tendresse maternelle avant qu’Elektra n’explose… Ils sont bien là dans leur majorité, mais ce que Vincent Huguet change va finalement à l’encontre de l’harmonie générale et l’idée force qui irriguait la vision de Chéreau de bout en bout. Ce ne sont que des détails, des gestes qui ne sont plus les mêmes, mais toute la magie de Chéreau était dans cette adéquation parfaite entre un moment musical, un moment dramatique et un interprète. Ainsi Elektra ne retire plus les bandelettes de la hache avec frénésie pendant que les violons grésillent le leitmotiv d’Oreste ; elle ne s’écorche plus les mains sur ces pierres pendant qu’elle appelle son père ; elle ne s’effondre plus impuissante devant sa mère mais la saisira d’abord à la gorge. En somme, le metteur en scène réintroduit des monstres, là où Chereau les avait bazardés sans ménagement.
© Marty Sohl/Metropolitan Opera
Etranges sensations d’un rôle titre incarné à l’opposé de la proposition initiale. Torche vive, Evelyn Herlitizus compensait quelques lacunes vocales par une expressivité débridée, une couleur et des accents déchirants. Nina Stemme, déjà impériale à Vienne pour ses débuts dans le rôle n’a pas ce problème (à l’exception ce soir d’un ut qui est émis péniblement). Peu aidée en Autriche par la mise en scène, elle s’investit dans cette proposition avec ce qui fait son charisme : une ligne et un souffle souverain, une puissance vocale. Son Elektra vit et émeut par les notes avant que l’on considère la présence scénique. L’actrice est là aussi à l’opposé de sa devancière : intériorisée, moins mobile, paradoxalement encore plus fragile. Mais si la danse triomphale n’est plus hystérique, la prostration finale d’un personnage vidé de sa substance par l’accomplissement de la vengeance reste la même. Adrianne Pieczonka réitère sa belle prestation d’Aix-en-Provence, même si un vibrato plus prononcé chahute la ligne vocale. Waltraud Meier, royale (mais est-il encore besoin de l’écrire) habite sa Klytämnestra de toute l’intelligence de ses moyens : les graves lui manquent toujours et peut-être encore davantage dans l’immensité du Met, mais l’instinct félin de l’allemande stupéfie toujours autant. Ce sont les hommes qui ont été renouvelés. Plus de clin d’œil au deux chanteurs mythiques de Chéreau à Bayreuth, les américains relèvent le gant. Kevin Short aussi charismatique que Franz Mazura en précepteur d’Oreste. Dans le rôle du frère, Eric Owens module son beau timbre des sentences sombres et inquiétants de son entrée, à l’urgence et la tendresse du duo avec Elektra. Aegisth trouve en Burkhard Ulrich un ténor à la couleur requise, doublé d’un bon acteur.
Etranges sensations. L’orchestre du Metropolitan Opera se désunit à plusieurs reprises, alors que les cuivres multiplient les petits accidents. A l’exception d’une belle scène lyrique entre Elektra et Orest et d’une mort de Klytämnestra glaçante tant elle est fouettée par les attaques des violoncelles, Esa-Pekka Salonen, dans un geste pourtant proche de celui d’Aix, ne parvient ni à imprimer puissance et tension, refuse les crescendos dramatiques bien souvent, et précipite le final.