Point d’orgue de cette quarantième édition du Rossini Opera Festival (ROF), le grand concert donné ce 21 août se présentait en deux parties destinées à célébrer les deux visages du compositeur, le bouffe et le sérieux. Retransmis sur grand écran sur la place centrale de la ville, il avait attiré au Vitrifrigo, le nouveau nom du palais des sports où Pavarotti s’était produit, la foule des grands soirs. En voyant les survivants de la première heure accueillis par les ouvriers de la onzième heure il était difficile de ne pas penser à ceux qui ont quitté ce monde, tels Bruno Cagli, Philip Gossett, Alberto Zedda, Lucia Valentini-Terrani. Plus tard, pendant et après le concert, on s’interrogerait sur l’absence d’artistes toujours en activité et ayant contribué avec éclat au succès du ROF.
Finale de l’Italiana in Algeri : Claudia Muschio, Valeria Girardello, Lawrence Brownlee, Anna Goryachova, Michele Pertusi, Paolo Bordogna et Claudio Cigni © dr
En première partie, donc, le Rossini le plus connu, avec d’abord l’ouverture de l’œuvre qui a contribué plus qu’aucune autre à sa popularité, Le barbier de Séville. Carlo Rizzi vieillit bien : vingt-cinq ans après L’Inganno felice d’heureuse mémoire il dirige l’orchestre symphonique national de la RAI avec la finesse et l’alacrité qui rendent la musique irrésistible de malice. D’évidence, la cavatine de Figaro « Largo al factotum » s’imposait ; mais pourquoi l’avoir attribuée à Franco Vassallo ? Ce n’est pas son nom qui vient à l’esprit si l’on cherche un nom de baryton familier de Rossini, et sa participation au concert, la première au ROF, ne devrait pas y changer grand-chose. Paolo Bordogna, en revanche, a pris du galon rossinien en onze années de participation au ROF et l’air de Bartolo « A un dottor della mia sorte » a toute la volubilité et l’étendue pompeuse qui correspondent à la hargne du tuteur soupçonneux. L’air final d’Almaviva passe souvent à la trappe, tant il exige du ténor, mais quand il est chanté par Lawrence Brownlee, déjà présent en 2008, on peut en oublier la complexité tant la fermeté du timbre, la sûreté des aigus et la maîtrise technique impeccable donnent l’illusion trompeuse que ce qu’on entend coule de source. Le public l’ovationne.
Sergey Romanovsky, autre ténor – Rossini l’était lui-même – aurait dû donner la réplique à Anna Goryachova pour un des duos les plus amusants du Viaggio a Reims, celui qui met aux prises la volcanique Polonaise Melibea et son soupirant, le conventionnel Libenskof. Contraint de se retirer par une indisposition il est remplacé par Ruzil Gatin, qui avait chanté le rôle en 2017 au concert des élèves de l’Académie, et qui saisit l’occasion pour éberluer en enfilant ornements et suraigus les uns aux autres. La voix très sombre et très souple de sa partenaire contribue à créer un contraste des plus séduisants, avant qu’elles ne s’entrelacent. De La Cenerentola vient ensuite l’air de Don Magnifico, qui rêve de sa vie future, quand, beau-père du Prince Ramiro, il pourra monnayer sa protection pour les multiples solliciteurs, ce qui permet au chanteur de prendre des voix diverses, en particulier féminines. Nicola Alaimo, dont c’est la neuvième participation au ROF, cisèle ce morceau de bravoure et l’auditoire rugit de plaisir. Toujours de La Cenerentola « Si ritrovarla io giuro » réveille le souvenir de la production où Juan Diego Flórez incarnait déjà le Prince charmant (1998) et si les années passent elles n’ont ni marqué sensiblement le timbre ni amolli l’élan qui rythme la ritournelle et la rend obsessionnelle. Est-il besoin de dire le triomphe de stade qui lui est fait ?
En clôture de cette première partie le final du premier acte de L’Italiana in Algeri, ce septuor avec chœur qui est un sommet de drôlerie par le traitement extraordinaire, au sens premier du mot, que Rossini impose à une circonstance ordinaire, une prise de congé. Elle devient, par la cacophonie de la communication, les paroles devenant des onomatopées, une scène de folie collective dont la réussite dépend de la rigueur extrême avec laquelle chacun prend sa place dans le puzzle. A la jubilation que crée le morceau quand il est bien exécuté, et c’est le cas, s’ajoute celle de l’entrain particulier que l’on perçoit chez Lawrence Brownlee (Lindoro) et surtout Michele Pertusi (Mustafa) qui fait de ses monosyllabes des aboiements de la plus savoureuse drôlerie.
Après l’entracte, deux œuvres seulement, Ermione et Guillaume Tell. La défection de Sergey Romanovsky nous prive pour la première de l’air de Pirro (Pyrrhus dans l’Andromaque de Racine qui est à la base du livret). En revanche la grande scène d’Ermione – une parenthèse pour signaler la publication par la Fondation Rossini d’un livre d’Andrea Malnati sur ce phénomène musico-théâtral appelé « grande scène » où il développe les observations de Marco Beghelli – a pour protagoniste Angela Meade, qui avait donné voici quelques jours un concert où Bellini voisinait avec Korngold. Ermione vient d’apprendre que Pirro va épouser Andromaca et elle n’est plus qu’une houle de ressentiment ; elle va charger Oreste d’aller au temple punir l’infidèle, traître à ses promesses et à sa patrie, en le poignardant. Mais décide-t-on de gaîté de cœur l’assassinat de celui que l’on aime ? Ce qu’expose la musique, à travers les mouvements divers de la voix sur toute la tessiture, violence haletante du désir de vengeance ou pause introspective du ressassement, ce sont les lacérations d’une âme. Angela Meade en donne une interprétation d’une densité dramatique prenante, avec toutes les ressources d’une voix ronde, puissante, riche d’harmoniques, et dont les sons filés dans l’aigu et le graves nourris et profonds disent la maîtrise. La cantatrice a connu bien des succès, mais elle semble particulièrement heureuse d’avoir déchaîné un vacarme d’acclamations.
De l’ouverture de Guillaume Tell, Carlo Rizzi et les musiciens de la Rai rendent sensible l’ampleur majestueuse et les colorations qui en font la Pastorale de Rossini, et mettent en évidence, du moins est-ce notre ressenti, une musique descriptive que le compositeur n’aimait pas mais dont il démontrait de façon définitive que s’il voulait, il pourrait en écrire d’insurpassable. La tempête sur le lac, le ranz des vaches, tout est vibrant, sensible et d’une merveilleuse limpidité, et le public l’a bien perçu, qui ovationne le chef et l’orchestre. A cette introduction orchestrale succède le duo « Où vas-tu, quel transport t’agite » qui réunit l’Arnold de 2013 et le Guillaume de 1995, Juan Diego Flórez et Michele Pertusi. L’un et l’autre sont des maîtres de la scène et ils créent instantanément l’émotion dans cet échange où l’amoureux Arnold est mis au pied du mur par le patriote Guillaume. On ne pourra en dire autant de Franco Vassallo qui leur succède dans le célèbre « Sois immobile », salué poliment.
L’air d’Arnold « Asile héréditaire » ranimera l’enthousiasme dans l’interprétation de Juan Diego Flórez, dont la prise de rôle avait suscité des perplexités aujourd’hui bien oubliées. Les nuances de la méditation sont aujourd’hui comme hier transmises avec l’élégante simplicité et le pathétisme discret qu’elle requiert, et les élans ont la ferveur, la densité et la hauteur vocale nécessaires. Dans la foulée, le finale « Tout change et grandit en ces lieux » où le patriote Guillaume – Michele Pertusi exalte la liberté fraîchement conquise, revêt la solennité quasi-religieuse conçue par le compositeur, malheureusement gâchée par les affamés de photos manifestement plus soucieux de montrer qu’ils « y » étaient que de respecter leurs voisins. Les saluts donnent lieu à des ovations sans fin.
La fête a été belle, mais quand elle est finie le réel revient en force. Le palazetto du centre-ville dont l’ouverture est indéfiniment repoussée sera-t-il réouvert un jour ? Et l’auditorium Pedrotti sera-t-il accessible en 2020 ? Ce concert-célébration n’a représenté qu’une pause au milieu des problèmes…