Pour conclure une saison réduite mais brillante, la Maestranza de Séville propose une série de Rigoletto avec deux distributions en alternance, dont l’une pratiquement à 100% espagnole (exception faite de Sparafucile qui vient de Russie), signe de la vitalité de l’école de chant hispanique.
A 71 ans, Leo Nucci reste, 40 ans après ses débuts dans le rôle, un Rigoletto phénoménal. Le timbre a muri mais n’a pas vieilli, le vibrato reste maîtrisé, le registre supérieur est absolument insolent (jusqu’au la aigu sur la malédiction conclusive). Si l’on excepte l’absence de l’aigu sur « Un vindice avrai » autrefois enchainé sans respiration au « Si vendetta », on entend à peu près la même chose que dans les années 80 (par exemple, à Parme en 87 : nous y reviendrons). La même chose … mais en mieux car entre-temps le sympathique et prometteur Figaro du Barbiere est devenu le plus grand baryton Verdi de sa génération. Scéniquement, on pourra trouver la gestuelle théâtrale parfois un peu trop prononcée, mais il faut prendre en considération le fait que Nucci joue pour le théâtre et pas seulement pour le 1er rang ou la caméra. Surtout, cette expression est toujours juste, parfois même très fine : bref, Nucci ne joue pas Rigoletto, il l’incarne. Sans atteindre ce niveau, le jeune Juan Jesus Rodriguez est quant à lui un interprète tout à fait intéressant avec une voix fraiche (ce qui compense quelques imprécisions techniques), un aigu facile et une belle projection. Scéniquement, le personnage est plus discret, le baryton ne semblant pas avoir étudié la caractérisation de son ainé pour enrichir sa composition.
Découverte dans Armida à Garsington en 2010, Jessica Pratt a jusqu’ici beaucoup chanté dans les théâtres des provinces italiennes, perfectionnant ainsi une technique authentiquement belcantiste que l’on pouvait croire en voie de disparition. Voilà enfin un soprano qui non seulement sait triller, vocaliser, colorer, émettre des notes piquées, mais qui sait surtout utiliser ce vocabulaire pour composer une Gilda émouvante par son chant, sans facilités pseudo-véristes ni outrances scéniques. Si on peut regretter un bas médium qui manque un peu de corps et de projection, le soprano australien compense ces réserves par une générosité déconcertante dans l’aigu. Le mi-bémol de la « Vendetta » (tenu presque au-delà du raisonnable !) ou l’ut dièse du duo avec le Duc restent de grands classiques. En revanche, le suraigu à la fin du trio de l’orage (une spécialité de Dame Joan Sutherland) est beaucoup plus rare : ce contre ré tenu immodérément, jusqu’à ce que Gilda soit poignardé par Sparafuclie, fait franchement froid dans le dos : preuve que, dans ce répertoire, certaines notes non écrites trouvent dramatiquement leur justification (comme également le mi bémol de Violetta). Enfin, compte tenu de sa jeunesse, Pratt forme avec Nucci un couple père – fille totalement convaincant, l’alchimie semblant s’être établie entre ces deux artistes. Sa collègue Mariola Cantarero campe une Gilda émouvante mais techniquement beaucoup moins à l’aise : la voix manque de soutien (même si les choses s’améliorent au fil de la soirée), avec un vibrato un peu aléatoire, des sons piano qui ont du mal à rester stables mais aussi un puissant mi bémol que l’on n’attendait pas vraiment.
En Duc de Mantoue, Celso Albelo impressionne par ses moyens naturels hors du commun, mais moins par sa technique encore un peu fruste ou par un timbre souvent trop nasal. Certes, on appréciera le rarissime contre-ré à l’issue de sa cabalette ou le si naturel longuement tenu à la fin de « La donna e mobile » comme s’il s’agissait du contre-ut du Trovatore. Néanmoins, le Duc de Mantoue n’est pas qu’affaire de poumons : le « Parmi veder le lagrime » manque de phrasé, de délicatesse, de nuances. S’ll n’ose pas le contre-ré, son collègue Ismael Jordi est autrement plus élégant, notamment dans ce même « Parmi veder le lagrime » une des plus belles exécutions de l’air qu’il nous ait été donné d’entendre depuis Alfredo Kraus. La voix est saine, bien projetée, l’aigu assuré (jusqu’à l’ut dièse dans le duo avec Gilda) mais un brin léger. Le timbre, un rien métallique, est clair et agréable et, scéniquement, Jordi est un jeune premier très convaincant. Au final, impossible de départager ces deux artistes, chacun disposant de qualités complémentaires et tous deux campant le Duc de Mantoue différemment mais comme on a rarement l’occasion de l’entendre.
Dmitry Ulyanov est un Sparafucile au grave impressionnant (pour faire comme tout le monde lui aussi tient la note (grave) aussi longtemps que possible !). Le volume n’est pas en reste, la basse dominant par exemple dans le quatuor ou le trio du dernier acte. Scéniquement, il dessine un personnage à la fois diabolique et, chose plus rare, doté d’un certain humour. Voilà certainement un artiste à suivre. La Maddalena de Maria José Montiel complète efficacement le quatuor et on appréciera une voix homogène et une bonne actrice.
On a coutume de dire qu’un grand théâtre se reconnait à la qualité des seconds rôles qu’il affiche : de ce côté-là, la Maestranza n’a rien a envier aux maisons les plus prestigieuses. De Monterone à Giovanna en passant par Marullo ou le simple hérault ducal, c’est en effet le sans faute absolu, chaque voix semblant être un soliste en puissance.
A la tête d’un excellent orchestre, Pedro Halffter sait maintenir une tension constante, loin de la routine de certains troupiers, tout en ne mettant jamais les chanteurs en difficulté. Si certains tempi peuvent surprendre (par exemple, celui, rapide, du duo Rigoletto – Sparafucile), la deuxième écoute permet de les intégrer à la conception globale de l’ouvrage, une sorte de course à l’abime inexorable. Il n’y manquerait qu’un dernier acte un peu plus sec et nerveux, toscaninien, pour que la réussite soit complète.
La production de Pier Luigi Samaritani (décédé en 1994) fut à l’origine conçue pour Parme (en 1987, le « jeune » Nucci chantait aux côtés d’Alfredo Kraus et Luciana Serra ) mais elle a entre temps subit quelques modifications scénographiques. Elle est ici intelligemment remontée par Stefano Vizioli qui offre un travail d’un dramatisme très cinématographique. Une mise en scène classique mais efficace qui a déjà fait l’objet d’une captation vidéo où l’accent est mis sur les détails dramaturgiques qui rendent l’action très crédible. A titre d’exemple, Gilda est plus délurée, naturelle, que l’oie blanche habituelle, sa complicité avec Giovanna rendant plus crédible l’enchainement des situations dramatiques.
Les représentations sont suivies avec passion par un public particulièrement chaleureux qui méritera bien les bis de la « Vendetta » donnés, devant le rideau fermé, par chacune des deux distributions. C’est peut-être de « l’opéra de papa », mais quelles soirées !