Paul Valery avait-il la musique en tête quand il écrivait que « le meilleur dans le nouveau est ce qui répond à un désir ancien » ?
Les Gurrelieder représentent bien cette aspiration commune à tant d’artistes qui découvrirent leur vocation entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Celle de se saisir des mythes, légendes et fantasmes que le romantisme avait pu vouloir restituer dans tout un décorum antique, et de leur faire retrouver leur plus nue vérité. Nouveauté de l’expression pour ne garder que l’essence même de l’émotion. Nouveauté des moyens pour mieux saluer l’intemporalité, sinon l’antiquité du propos. Une certaine aspiration au dépouillement, à l’épure, a souvent guidé de telles intentions.
Épure ? Chez le jeune Arnold Schoenberg, il faut s’entendre sur la relativité de la notion : des personnages voulus comme des figures, le refus assumé du théâtre, la réduction du drame à quelques échanges distants, voilà l’épure. Pour le reste, la volupté orchestrale et les ambitions vocales entendent bien déclencher ce maelström dont rêvait, en ces années wagnériennes, tout compositeur un rien ambitieux.
Mais l’ambition ne fait pas de mal quand elle est secondée par de tels moyens : la science de l’instrumentation, qui donne à toutes les familles de l’orchestre un rôle bien caractérisé, les audaces harmoniques, qui annoncent évidemment la révolution qu’opèrera bientôt la Seconde école de Vienne, la puissance d’un mouvement créateur qui ne s’essouffle pas devant l’épique ni ne renonce à l’introspectif font bien des Gurrelieder une de ces pièces charnières, dont on ne sait pas trop dire si elles liquident un mouvement artistique ou si elles en ouvrent un autre.
Cet entre-deux convient à Esa-Pekka Salonen, artiste contemporain toujours attiré par les romantiques : on le sait au moins depuis ce concert qui, Salle Pleyel, réunissait déjà quelques protagonistes que l’on retrouve ce soir. On ne saurait dire si c’est son expérience de compositeur qui lui ouvre plus facilement qu’à d’autres les portes de cette partition exigeante, toujours est-il que la fluidité des articulations, le naturel des transitions et des nuances, cette façon unique de modeler les écarts et les ruptures pour en extraire de la clarté (mais une clarté absolue, évidente), cet art-là fonctionne encore pleinement. L’acoustique de la Basilique de Saint-Denis, pourtant, n’est jamais facile à apprivoiser ; à 150 musiciens et choristes, cela devient franchement scabreux. Mais sans même avoir besoin de demander à son Philharmonia Orchestra, parfait ce soir, d’étendre trop les phrases, de hacher le discours un peu plus que d’habitude, il s’en sort. Mieux, il fascine, quand il guide les musiciens dans l’interlude fantomatique précédant l’intervention du Récitant, ou qu’il initie, méthodiquement, le long récit de la Waldtaube. Pas parce qu’il y montre la froideur analytique qu’on pourrait attendre de lui, mais justement parce qu’il recherche, malgré la sobriété de son propos, l’expressivité. Le chemin de crête sur lequel il guide toutes les forces embarquées dans ce concert est bien ardu ; il n’en est que plus admirable.
Ces forces sur ce chemin sont par moments violontées. Elles luttent, mais s’en sortent mieux que bien. Le Philharmonia, on l’a dit, offre de somptueuses sonorités, que l’on voudrait parfois un peu mieux individualisées, notamment du côté des cordes. Les Philharmonia Voices, associées aux chœurs de la Royal Academy of Music, du Royal College of Music et de la Guildhall School of Music and Drama, sont enfoncées si loin dans la nef qu’il est déjà fantastique qu’on les entende. Et si les solistes sont, eux, placés devant l’orchestre, ils font face à la même difficulté. On voit bien que Robert Dean Smith chante à plein poumons puisqu’il devient très rouge quand il ouvre la bouche – et, sérieusement, il montre un souffle impressionnant et un timbre inaltéré. Mais on ne l’entend pas toujours. Pas plus que Camilla Tilling, remplaçant au pied levé Alwyn Mellor. Cette superbe mozartienne a l’intelligence de ne pas forcer les moyens et de proposer une Tove doucement lyrique. La passion, de « Sterne jubeln » et de « Du sendest mir einen Liebesblick » demande pourtant les élans d’une Isolde, vraiment. Moins orthodoxe de technique, plus prosaïque de timbre, Michelle De Young n’a au moins de problème pour rendre audible et prégnant son chant du ramier. De même, la verve de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke et les péroraisons rugueuses comme il faut de David Soar passent la rampe facilement. Barbara Sukowa endosse le monologue du récitant dans environ neuf représentations des Gurrelieder sur dix données à travers le monde, mais comment ne pas guetter, en cette immense artiste, les reflets de sa légendaire Rosa Luxembourg, ou de son Hannah Arendt ?
Aux derniers accords, le public, qui comptait de nombreux bénéficiaires d’associations caritatives de la Seine-Saint-Denis, exulte, visiblement ému : éternellement nouvelle, cette partition a su répondre, au moins en partie, à un désir ancien – la mission est accomplie.