Réunir en une seule intrigue les personnages de plusieurs contes de fées, Stephen Sondheim l’a fait avec Into the Woods. Mais presque trois quart de siècle avant lui, l’idée était déjà venue aux auteurs de La Forêt bleue, où le Petit Poucet et le Chaperon rouge s’aiment d’un amour tendre, tandis que la Belle au bois dormant attend son Prince charmant. C’est à Genève, patrie du librettiste Jacques Chenevière, que l’opéra de Louis Aubert fut créé en janvier 1913, mais si la postérité a surtout retenu qu’André Caplet dirigea La Forêt bleue à Boston deux mois plus tard, c’est sans doute à cause de la filiation debussyste manifeste de cette œuvre. De quinze ans le cadet de Debussy, Louis Aubert avait incontestablement prêté une oreille attentive à Pelléas, mais on peut supposer qu’il vit peut-être aussi Hansel et Gretel, donné à l’Opéra-Comique en 1900 dans la traduction de Catulle Mendès, et même Louise de Gustave Charpentier, créé Salle Favart la même année, et dont l’héroïne s’enthousiasme pour « les fiers chevaliers des contes bleus de la Légende ». De ce mélange d’influence est née une partition envoûtante, qui ne put être montée à Paris que dix ans après le début de la Première Guerre mondiale et qui, après une certaine traversée du désert, a soudain suscité un regain d’intérêt, avec des représentations à Nantes en 2003 et, sous l’égide de la Péniche-Opéra, en région parisienne en 2008.
Que l’Atelier Lyrique de Tourcoing ait mis à l’affiche cette œuvre encore trop rare était en soi une excellente nouvelle, portée par l’admiration que Jean-Claude Malgoire avait pour elle. Son sujet permet aussi de la proposer aux scolaires ; dans le même esprit, l’Opéra du Rhin a présenté au jeune public une série d’opéras inspirés par les contes les plus célèbres. Là où le bât blesse un peu, c’est dans le fait que La Forêt bleue est en fait une partition ambitieuse, moins scéniquement que sur le strict plan musical : il y faut un grand orchestre, un chœur, de nombreux personnages secondaires et des titulaires de premier plan, comme en témoigne l’unique enregistrement disponible, un concert donné en 1954 qui réunissait rien moins que Martha Angelici en Chaperon, Jacqueline Brumaire en Princesse, Claudine Collart en Poucet et Lucien Lovano en Ogre.
K. Ben Hsaïn Lachiri, G. Druesnes © Danielle Pierre
Faute de pouvoir déployer le faste que seule une grande maison d’opéra pourrait se permettre, l’Atelier Lyrique doit se contenter de dix chanteurs en tout et pour tout, et a misé sur la jeunesse des interprètes, qui ne compense hélas pas tout. Le rôle du Prince, par exemple, appelle un ténor capable d’un certain héroïsme, ce qui n’est pas exactement le cas de Clément Debieuvre. Habitué du répertoire baroque, ce jeune chanteur est loin d’avoir la puissance vocale qu’il faudrait ici ; s’il chante très agréablement, avec les moyens qui sont les siens, l’impression d’ensemble n’en est pas moins faussée. En Petit Poucet, Capucine Meens possède exactement le type de voix que l’on rêve d’entendre en Yniold, mais si le personnage appelle en effet un interprète juvénile, il doit aussi par moments, lui aussi, affronter un orchestre fourni, et le compte n’y est pas. En comparaison, le timbre de Stéphanie Révillion sonne paradoxalement plus sombre, de manière étonnante pour l’innocent Chaperon. Kamil Ben Hsaïn Lachiri est un émouvant père de Poucet, mais il n’a pas l’aisance dans le grave qui serait nécessaire pour camper un Ogre assez truculent. La fée de Gwendoline Druesnes livre une prestation respectable, et le meilleur élément de la distribution est peut-être Eugénie Lefebvre, dont le timbre argentin fait merveille en Princesse.
Comme on a déjà pu le constater par le passé, La Grande Ecurie et la Chambre du Roy ne parvient pas, malgré la direction fervente de Martin Surot, à maintenir d’un bout à l’autre le degré de musicalité et de précision souhaitable. Quant à la mise en scène de Victoria Duhamel, elle fait le choix d’inscrire l’œuvre dans la réalité tourquennoise des filatures (il est après tout question de rouets et de fuseaux, Belle au bois dormant oblige), tout le premier acte étant situé dans un atelier, ce qui rapproche les figures populaires des protagonistes de Louise – le Chaperon rouge nettoie les lavabos de l’usine, nous apprend le synopsis réécrit selon les options du spectacle – même s’il est plus délicat d’y justifier ensuite l’apparition d’une Princesse et d’un Prince. La forêt du titre est évoquée par deux rideaux de fil et par des jeux d’éclairage, mais le surnaturel n’est heureusement pas exclu, puisque la Fée reste malgré tout une fée, et que tout est bien qui finit bien, même si le contremaître rappelle aux ouvrières que l’heure tourne alors que le rideau tombe sur le bonheur des amoureux.