Le plateau vocal est dominé par Max Emanuel Cencic, qui interprète un Rinaldo aussi déchirant qu’héroïque. La voix est complète, riche, belle. Le volume dans les aigus impressionne et les vocalises brillent. On est à mille lieux de la haute-contre limitée : les possibilités d’expression semblent immenses, et sont merveilleusement exploitées. On ne pourra hélas pas en dire autant du Goffredo de Xavier Sabata, dont la voix, engorgée, ne séduit que dans son dernier air : il n’a, auparavant, rien du chef qu’il est censé incarné. Yuri Minenko en Eustazio, s’il n’émeut pas, offre un instrument d’une belle couleur. Les femmes sont plus convaincantes : l’Armida de Bénédicte Tauran, qu’on retiendra, ne cesse de séduire scéniquement et vocalement – la voix est décidément magnifique. Lenneke Ruiten fait une belle Almirena : sans être inoubliable, elle se révèle inspirée dans la scène des oiseaux autant que dans « Lascia ch’io pianga ». Enfin, Riccardo Novaro campe un Argante au très beau grain. On notera, dans les rôles secondaires, les deux magnifiques sirènes de Nathalie Constantin et Carol Meyer, toutes de grâce autant vocale que corporelle. Le tout est soutenu par la magnifique direction de Diego Fasolis, qui, s’il devrait se montrer un peu plus attentif à l’équilibre des volumes, déploie magnifiquement les virtuosités de la partition, sublimant les moments intenses, avec un Orchestre de Chambre de Lausanne bien plus à l’aise ici qu’il ne l’a été lors d’autres productions de cette saison.
Mais revenons à l’enjeu majeur de ce spectacle, qui consiste bel et bien en la recherche des conditions de représentations originales de l’œuvre. L’esprit en est respecté : l’éclairage, composé de chandelles en avant-scène et d’une lumière générale minimale, ne varie pas durant toute la représentation. Les costumes d’Alain Blanchot – armures dorées et tissus à l’orientale -, sont ceux des représentations traditionnelles associées aux croisades. La manière de réaliser les entrées et sorties, les positions des chanteurs – le plus souvent en avant-scène pour profiter des bougies -, la posture, la gestuelle, tout semble reprendre aux mieux les connaissances les plus récentes que l’on ait sur la mise en scène au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles.
Cette recherche de l’ancien, pourtant, apparaît face à notre modernité comme un des plus exaltants renouveaux qui soient. Replacé dans son environnement naturel, l’opéra haendelien se manifeste sous un jour inconnu. L’éclairage fait de chaque instant une œuvre picturale en clairs-obscurs telle une toile de maître. Les ballets sont merveilleusement accordés à la partition et lui restituent son sens. La grâce des multiples postures, pourtant exigées des chanteurs, la retenue qu’elles impliquent sans qu’elles ne soient jamais maniérées, libère toute la force des mots comme de la musique. Plus encore, l’illusion théâtrale, enjeu central et inhérent à la période, fonctionne ici comme jamais. Ainsi, après le « Lascia ch’io pianga », on se prend à plaindre Almirena : si Argante ne la libère pas, c’est qu’il est vraiment un monstre. Cet exemple de réaction dû à une illusion totale, autant mentale qu’émotionnelle, combien de spectateurs peuvent prétendre l’avoir véritablement vécue ? Narrée de mille manières, autant dans les traités que dans la correspondance des XVIIe et XVIIIe siècles, la voilà rendue au public. Mystère d’une mise en scène qui, en ne cherchant qu’à retrouver les conditions d’origine, redonne un souffle nouveau à une œuvre, lui rend sa transcendance et son émotion les plus intimes, et la redéploie dans ce qu’elle doit être, sous son jour le plus vrai.