Si le Staatsoper Unter den Linden a été bien inspiré d’inviter Sasha Waltz à reprendre sa lecture de l’Orfeo, gorgée de vie et de poésie, a fortiori pour en confier la direction musicale à Leonardo García Alarcón, en revanche, cet Incoronazione di Poppea créé l’hiver dernier ne méritait pas de figurer à l’affiche de son nouveau festival de musique baroque. Il faut avoir soigneusement préparé son coup pour oser tutoyer Busenello et Monteverdi, ce qui n’est manifestement pas le cas d’Eva-Maria Höckmayr ni de Diego Fasolis. Si seulement leurs licences s’inscrivaient dans une proposition globalement cohérente et lisible ; trop de choix musico-dramatiques gratuits, sinon abscons, compromettent une réalisation finalement bancale et dont seule émerge la performance de certains chanteurs.
Les premiers sujets de perplexité surgissent dès le prologue. Fortune et Amour sont ainsi campés par des enfants, issus de la maîtrise de l’Opéra, avant d’être tenus par des adultes. A quoi rime ce dédoublement, qu’apporte-t-il à la compréhension de l’ouvrage, en quoi l’enrichit-il ? En outre, les autres protagonistes sont déjà présents et demeureront sur le plateau jusqu’à la fin de la représentation. Artistes et figurants marchent sans but ou demeurent immobiles dans un coin – ce qui est encore un moindre de mal pour le public, qui a toutes les peines du monde à se concentrer sur la scène en train de se jouer – pour finir sur le sol, inertes ou s’enlaçant à d’autres moments. Cette occupation permanente de la scène ruine évidemment le caractère intime des rencontres entre les amants, mais cette intimité, Eva-Maria Höckmayr n’en a cure et la piétine même dès leur premier duo. Alors qu’ils viennent de passer la nuit ensemble et que l’aube va les séparer, Poppée, en retrait, s’adresse à Néron (« Signor, deh non partir ») planté à l’avant-scène et tenant la main d’Octavie.
Les modifications sont à ce point substantielles que le spectateur qui n’a encore jamais entendu ni vu L’Incoronazione di Poppea découvre, à son insu, une histoire sensiblement différente, dont l’intérêt des variantes reste à démontrer. John Eliot Gardiner avait déjà cédé à la tentation d’arranger le trio madrigalesque des Familiers de Sénèque pour un chœur, mais sous la direction de Fasolis, c’est Néron qui entame la plainte, comme s’il était en proie à des remords. Autre option déroutante et gratuite, son duo avec Lucain est transposé un ton plus bas pour permettre à Gyula Orendt, sensationnel deux jours plus tôt en Thésée, d’incarner le favori de l’empereur, leur étreinte fougueuse virant au triolisme avec l’irruption de Poppée (un détail face à tout le reste). Hélas, la vocalisation laborieuse du baryton, nettement moins à son affaire ici, plombe le plus torride des duos. Quant à Drusilla, dont la loyauté suscite l’admiration de Néron et lui gagne d’ailleurs sa clémence, nous la surprenons dans les bras d’un soldat alors même que Othon se lamente. Et comme si cela ne suffisait pas, la soirée se conclut sur un ultime pied de nez à Busenello et à Monteverdi : Néron tourne le dos à Poppée et s’éloigne, main dans la main, avec Lucain, sur les dernières notes de « Pur ti miro, pur ti godo »…
Katharina Kammerloher (Ottavia), Xavier Sabata (Ottone) © Bernd Uhlig
Cette dramaturgie inconséquente agace d’autant plus que Kangmin Justin Kim et Roberta Mameli sont absolument sensationnels dans les rôles principaux, tenus lors de la création du spectacle par Max Emanuel Cencic et Anna Prohaska. Epoustouflant en version de concert avec Gardiner, le premier se surpasse, peut-être galvanisé par sa partenaire mais aussi par le challenge, puisqu’il a été appelé sur cette production à la dernière minute. Hormis Philippe Jaroussky à ses débuts, sous l’aile protectrice de Jean-Claude Malgoire, aucun contre-ténor n’a jamais paru aussi à l’aise dans la tessiture très tendue de Néron. En outre, le flamboyant mezzo possède une ampleur et un mordant inédits qui électrisent sa joute oratoire avec Sénèque. Kangmin Justin Kim exacerbe l’ambivalence de cette figure aussi instable que la dynamite et passe avec un naturel renversant des éclats de la colère aux inflexions enjôleuses d’un amant ivre de désir.
Après avoir incarné le fils d’Agrippine pour Claudio Cavina il y a quelques années, Roberta Mameli se glisse aujourd’hui voluptueusement dans la peau de Poppée. Plus vamp que jamais, simplement vêtue d’une nuisette sous une veste d’homme, la coquette plie et déplie à l’envi ses jambes gainées de collants noirs, minaude et nargue Othon en lui riant au nez quand il la violente. D’une pulpe légèrement acidulée, mais fort souple, la voix se plie à ses nombreuses intentions et distille un érotisme subtil qui s’insinue au creux de l’oreille. Mais sous ces manières, couve un feu irrésistible et une volonté farouche qui s’exprime avec brio dans ses moments d’exaltation. D’abord traversé d’un élan vivace, comme s’ils devaient encore en découdre, « Pur ti mirò » voit ensuite les amants s’abandonner à une douce extase, ourlée puis prolongée par les cordes de l’Akademie für alte Musik Berlin – un des rares moments où la sensualité s’éploie dans la fosse comme sur la scène. La très pâle Octavie de Katharina Kammerloher n’avait aucune chance de retenir Néron ni même d’éveiller sa compassion et ses adieux nous laissent de marbre. En revanche, grâce à Sophie Junker (Drusilla), soprano ferme et brillant, Poppée trouve une rivale de poids, aussi déterminée qu’elle et qui, contrairement à Othon, n’aurait pas hésité un quart de seconde à lui trancher la gorge.
Poudré et recouvert d’une cape de soie rose (beaucoup plus seyante sur les épaules de Poppée qui s’en emparera comme d’un trophée), le Sénèque de Franz-Jozef Selig semble s’être échappé d’un boudoir, mais dès qu’il ouvre la bouche, nous oublions cette silhouette grotesque pour boire ses paroles et goûter enfin la plénitude d’une vraie basse. Hormis le tableau de son suicide, dans lequel s’il s’égorge et trébuche, le stoïcien affiche une majesté imperturbable, aux antipodes de l’Othon fébrile de Xavier Sabata. L’acteur a beau se rouler par terre, se frapper la poitrine ou se tordre de douleur, un même filet de voix cotonneux s’échappe de ses lèvres et prive le personnage de consistance. Jochen Kowalski y a laissé un tout autre souvenir, mais c’était au début des années 90 et nous n’avons pas le cœur à nous étendre sur une ligne de chant désormais chaotique – en phase avec la sénilité de Nutrice, glousseront les cyniques. D’essence ultralégère, le ténor de Mark Milhofer offre une tout autre fraîcheur et serait parfait en Arnalta si son maquillage ne lui conférait pas l’allure inquiétante d’une créature d’Halloween. Le truculent et très délié Valletto de Lucia Cirillo se retrouve à devoir assumer seul la charge comique de l’opéra. Un continuo souvent aride, une direction carrée, un orchestre épais, des percussions envahissantes et des cuivres dignes d’un péplum : Diego Fasolis semble débarquer dans ce répertoire sans en posséder les codes et en n’ayant pas grand chose à dire.