C’est l’histoire d’une soirée mal engagée qui termine plutôt bien, à l’inverse du livret de Lulu d’Alban Berg qui narre l’inexorable descente aux abymes de son personnage éponyme. La production, présentée en création en juin 2015, est reprise avec la même équipe artistique en ce début de saison. Mal engagée car, pendant presque la moitié de la représentation, la fosse où officie Kirill Petrenko et le plateau où s’ingénie Dmitri Tcherniakov passent leur temps à se chercher, et ne se trouvent qu’en des occasions éparses. Pourtant le directeur musical de la Bayerische Staatsoper fait montre de ses qualités habituelles : clarté et lisibilité des lignes, isolation de tel ou tel élément de la partition, rythme qui colle au déroulé des péripéties. L’orchestre brille à chaque transition entre les scènes. Mais ce volume soudain, la couleur, et un rôle qui de commentateur du drame passe à celui de moteur, mettent d’autant plus en lumière la dichotomie entre la scène et la fosse. Le meurtre de Schön voit s’opérer enfin la fusion des forces de chacun et la représentation ne cessera dès lors de monter en tension et en qualité.
Une demi-réussite musicale au final, à l’image de la dramaturgie du metteur en scène russe. Les intermèdes musicaux sont traités sous formes de ballets. Des couples dansent dans la vingtaine de cubes de verre qui constituent le dispositif scénique (difficile de parler de décors). Le verre opère comme un miroir, démultipliant les personnages, les regards et les angles de vue. Ces couples reproduisent le récit : rencontre amoureuse, séduction, sexe, dispute… jusqu’au dernier tableau londonien où seuls restent les corps dénudés. La chair n’est même plus triste. Elle est froide. Tout comme l’est Lulu. Marlis Petersen, perruque rousse coiffée en un chignon sévère, rappelle quasi immédiatement le personnage de Bree Van de Kamp, la voisine ultra-conservatrice qui accepte toutes les compromissions au fil des saisons de la série télévisée américaine Desperate Housewives. Dmitri Tcherniakov a-t-il voulu cette ressemblance ? Et pourquoi pas, il se joue de toute façon du public avec le jeu de miroir induit par les cubes de verre. Le spectateur s’installe au parterre et commence par feuilleter d’un doigt hésitant les diapositives pornographiques en couverture du programme. Gêné, il le ferme et lève le nez. Alors il voit son reflet sur scène : le cirque et les monstres qu’on va exhiber ne sont autres que lui-même et ses petits fantasmes. Des bourgeois qui vivent des drames de bourgeois. C’est psychologique, c’est clinique et c’est réglé comme du papier à musique, tout comme la direction d’acteur méticuleuse du russe. Mais c’est aussi une lecture aseptisée, loin de la source originelle (Wedekind). Peu de sang, pas de pourritures ou de saleté des bas-fonds, même la violence devient bourgeoise : plutôt qu’un meurtre, Lulu se suicide sur le couteau de Jack, seule échappatoire pour cette « bête »* prisonnière d’elle-même. L’Eventreur apeuré s’enfuit sans même toucher à la Geschwitz qui étreint douloureusement le corps de son adorée sur le glas des derniers accords.
© Wilfried Hösl
Le plateau vocal présente lui aussi des limites. Encore Susanna il y a peu, Marlis Petersen se métamorphose en scène : sauvage, moitié enfant, moitié adulte, victime tout autant que provocatrice. Mais le rôle l’expose notamment dans les coloratures avec un extrême aigu souvent court. En Docteur Schön, Bo Skovhus jouit du fort charisme de sa stature, qu’une voix blanchie ne seconde pas toujours. La distribution des ténors est équilibrée. Matthias Klink (Alwa), Rainer Trost (Peintre et le Noir) et Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (le Prince, le Marquis et le Majordome) rendent honneur et à la vocalité de leurs rôles et aux desiderata de la mise en scène. Les interprètes plus secondaires convainquent finalement davantage malgré la brièveté de leurs interventions. Pavlo Hunka est répugnant à souhait en Schilgoch, Daniela Sindram chante avec un moelleux qui n’est pas étranger au crédit de son personnage androgyne et séducteur. En Athlète, Martin Winkler se paie une scène d’anthologie où il fantasme sur sa vie avec Lulu en se goinfrant de gâteau à la crème. Avec la même exigence, la myriade de petits rôles se met au service de la représentation, raison d’un franc succès aux saluts.
* Lulu se décrit elle-même dans un échange qu’elle avec Schilgoch à l’acte 1.