Allons bon, se dit-on au début de la représentation, encore un spectacle trash tous azimuts… Voilà Monteverdi renversé dans les poubelles ; c’est donc parti pour trois heures de laideur gratuite. Que nenni ! On s’aperçoit vite que le jeune prodige kazakh issu du théâtre qui fait ses débuts à l’Opéra national du Rhin maîtrise son affaire et que ses choix sont aussi pertinents que furieusement intelligents. Evgeny Titov s’est visiblement plongé avec délices dans l’univers complexe de l’un des chefs-d’œuvre absolus du répertoire et en a tiré la substantifique moëlle, qu’il nous offre à apprécier, comprendre et transcender avec lui. Exceptionnel directeur d’acteurs, visionnaire, ce bougre d’homme nous met le nez dans nos propres turpitudes en contemplant celles des grands de ce monde, pour un spectacle ambitieux qui touche à l’universel.
Le décor signé Gideon Davey est minimaliste, réduit à une sorte de boîte de conserve hésitant entre le bunker et la cage aux lions. Grâce à la tournette, un escalier en spirale permet de donner corps, via la scène en mouvement, aux ascensions comme aux déchéances des uns et des autres. La structure s’ouvre sur un théâtre à l’italienne, miniaturisé et réduit à deux niveaux, fort semblable à celui dans lequel on est assis. À l’étage, les divinités contemplent (et manipulent) l’agitation des protagonistes en contrebas, pathétiques pantins prêts à tout pour arriver à leurs fins, rendus fous, voire psychopathes, par le contact avec les puissants. Monteverdi avait judicieusement choisi des mortels plutôt que les dieux pour héros avec Néron, Poppée et leur entourage, afin de fustiger ses contemporains et la soif de pouvoir en général, tout en nous tendant un miroir dans lequel il était assez facile, quoique gênant, de se reconnaître. Evgeny Titov réussit à nous contemporanéiser, avec brio, le procédé. Entre bordel de luxe où les choses du sexe sont mises à nu et bas-fonds ordinaires de campements de fortune, entre déesses de pacotille, mais merveilleusement haute couture, faisant écho aux rutilants et très paillettes rock du couple impérial, la mise en scène oscille entre le tragique le plus poignant et un comique irrésistible.
© Klara Beck
Il faut voir, à titre d’exemple, Néron prendre le large, après des adieux déchirants, dans son char d’apparat, en l’occurrence une monture clinquante consistant en un tricycle, pardon, un Tryke, moto à trois roues qui se met en route comme un pétard mouillé et que les factotums gardes du corps de l’empereur doivent pousser pour aider l’amant pressé à démarrer. Des adieux que la mise en scène rend à la fois tragiques, ridicules et surtout, ostensiblement fabriqués, en un entrelacement sémantique tellement inextricable qu’on n’arrive plus à décider si tout cela est grotesque ou sublime. Toute la richesse de la partition de Monteverdi est ainsi illustrée dans sa diversité. La musique est ici servie avec intelligence, voire, lâchons le mot, génie…
Et le chef d’orchestre, dans tout cela ? Raphaël Pichon, grand connaisseur de Monteverdi, s’est très bien entendu avec le metteur en scène. Ensemble, ils ont littéralement tricoté un ouvrage à leurs mesures, tiré à quatre épingles, très ajusté, tout en restant fluide et au tombé d’une folle élégance. En effet, la partition originale de 1642 étant perdue, il n’existe pas de version de référence, ce qui permet de « chercher à être juste », pour reprendre les mots de Raphaël Pichon dans un entretien à lire dans le passionnant programme édité à l’occasion de cette production : « ce sont les voix les plus nobles qui incarnent les personnages les plus monstrueux. Point ne sert donc d’être authentique, ou fidèle à une tradition ». Certaines coupures ou autres ajustements ont été opérés et, de même, l’effectif de l’orchestre a été revu à la hausse, comme cela se faisait à l’ère baroque en fonction de la capacité des théâtres. L’Ensemble Pygmalion déploie ici une palette étendue riche et colorée sur instruments d’époque allant du clavecin et de l’orgue à la guitare, sans oublier l’archiluth et la harpe, dans des sonorités parfois inattendues qui permettent à l’auditeur de redécouvrir cette œuvre aussi foisonnante que complexe.
Quant aux chanteurs, ils se fondent tous dans leur rôle, aidés par une direction d’acteur remarquable, cela a déjà été souligné, avec une correspondance physique idéale pour chacun d’entre eux, pour laquelle on ne peut que féliciter l’ensemble de l’équipe et en particulier la costumière, Emma Ryott, sans oublier le travail sur l’éclairage de Sebastian Alphons. Blafardes ou chaudement contrastées, ses lumières contribuent amplement à la réussite visuelle du spectacle. Néron, irrésistible tête à claques tout à la fois minable et magnifique, est merveilleusement restitué par Kimchilia Bartoli, pardon, Kangmin Justin Kim, passé magistralement du registre de ténor à celui de contre-ténor expérimenté, qui parvient à déployer des trésors de virtuosité et de caractérisation, dans le sillage de sa chanteuse préférée, une certaine Cecilia… Merveilleusement appariée, Poppée, insupportable princesse au petit pois éclatée (après tout, ne lit-on pas en permanence ou presque le mot « Poppea » ?, littéralement pois qui fait boum, ou qui fait du bruit, ou qui est très culture pop…), en louve insatiable, déploie tous ses charmes dans une sensualité tant physique que vocale. Giulia Semenzato, fatale intrigante, nous séduit, lumineuse et terrifiante tour à tour. En épouse trahie et délaissée, bientôt répudiée, Katarina Bradić campe une Octavie noble et élégante, à la Magnani, qui, cependant, manifeste son ire avec des débordements qu’on peut trouver excessifs, au moins dans son jeu outré, mais très expressifs au chant, cependant un peu trop uniformes. Othon, en amoureux éconduit et jouet manipulé, trouve un interprète de choix en la personne de Carlo Vistoli ; le contre-ténor se surpasse en trilles et vocalises survitaminées et excelle scéniquement, tout particulièrement en main vengeresse queer très sexy affublé d’une scie circulaire improbablement meurtrière. Si le reste de la distribution est de très belle qualité et garantit l’unité et l’harmonie du spectacle, on peut néanmoins mentionner plus particulièrement l’impayable Arnalta incarnée par Emiliano Gonzalez Toro, ovationné en nounou à l’évidente vis comica et aux qualités vocales ad hoc, tout droit sorti de l’univers d’un Fellini que n’aurait pas renié Divine, l’égérie de John Waters. Et last but not least, saluons la belle performance de la basse Nahuel Di Pierro, inoubliable Sénèque presque plus cynique que Diogène auquel il fait constamment penser, marginal désillusionné vautré dans une fange où le cône de circulation ou de chantier sert de couronne et de haut-parleur. Qu’à cela ne tienne, l’homme a beau être à terre, il n’est reste pas moins sublime, notamment dans des notes caverneuses et envoûtantes à se damner.
© Klara Beck
Il serait tentant d’énumérer à loisir les trouvailles visuelles d’un spectacle pléthorique où l’envers et l’endroit, l’intérieur et l’extérieur, le sublime et le pathétique s’entrelacent et s’harmonisent dans une fluidité limpide, mais de cette production qui aurait mérité d’être enregistrée, on retiendra longtemps la scène finale, exceptionnelle : Lucia di Lammermoor, pardon, Poppée, apparaît dans une somptueuse robe immaculée, les mains tâchées de sang comme ses poches dégoulinantes d’hémoglobine conçues par un démiurge couturier sardonique. Le célèbre duo « Pur ti miro » nous ensorcelle, d’une beauté irrationnelle, dans une fusion rarement atteinte grâce au choix d’un couple soprano et contre-ténor. Les deux tourtereaux montent les marches tandis que la scène tourne et révèle, sous l’escalier, comme une partition aux croches, noires et blanches alignées, une macabre succession des cadavres de tous ceux qui ont permis aux amants maléfiques de parvenir à leurs fins, à savoir chacun des protagonistes de cette histoire. Tandis que les corps pendus d’Othon et Octavie continuent à convulser et disparaissent peu à peu, le spectateur n’entend que pure beauté, se focalisant à grand peine ou ignorant totalement les images funestes des bas-fonds, en sublime déni. On sait bien pourtant que l’histoire finira mal, la chute de Poppée puis de Néron préfigurant la décadence romaine, mais dans l’immédiat, quelle beauté ! Et à y bien réfléchir, quelle formidable leçon… Le public strasbourgeois a applaudi à tout rompre cette extraordinaire performance, sans que le stupre, la violence exacerbée ou le sexe explicite ne semblent choquer qui que ce soit.