Les airs de concert seraient-ils les enfants mal aimés de l’art lyrique ? Dénués à la fois de la force dramatique d’un extrait d’opéra ou de la dimension poétique d’un Lied, ils sont le plus souvent décrits comme des œuvres de circonstance, composées sur des textes faits pour être passe-partout, destinées à varier un peu le programme d’une soirée musicale donnée chez tel ou tel aristocrate du XVIIIe siècle. Il n’est pas jusqu’à ceux de Mozart qui n’échappent à la critique, tant ils semblent éloignés de l’urgence qui traverse la moindre mesure de Cosi fan tutte ou de Don Giovanni. La richesse des mélodies, l’inventivité de l’orchestration, le savant dosage des climats musicaux, méritent pourtant mieux que cette grise réputation, ce qu’ont bien compris plusieurs chanteuses qui, de Gruberova à Ruth Ziesak en passant par Bartoli ou Janowitz, ont su interpréter ces pages avec tout l’engagement qu’elles méritent. Christiane Karg fait clairement partie de cette catégorie d’artistes : elle qui a déjà consacré un disque entier aux airs de concerts, de Haydn à Mendelssohn en passant par Mozart (le très beau « Scene ! »), se saisit de « Bella mia fiamma, addio » avec une véhémence qui ne s’égare jamais dans le trop-plein d’effets. Rien ne vient perturber le déploiement de la ligne de chant, la coloration des phrasés, l’éclairage fin des nuances – pas même les redoutables difficultés dont Mozart a hérissé cette partition destinée à la cantatrice Josepha Duschek. La même créa, neuf ans plus tard, le « Ah ! Perfido » de Beethoven, qui ne manque pas de difficultés non plus : sous l’influence encore patente du classicisme viennois couve une expressivité déjà fortement romantique, qui se matérialise par un impressionnant ambitus et des sauts d’octave meurtriers. Là encore, c’est pourtant une certaine unité de ton qui domine dans l’interprétation de Christiane Karg, qui préfère nous émouvoir devant les tourments de l’amoureuse délaissée plutôt que de nous faire frémir face aux exhortations de la femme vengeresse.
Accompagnateur scrupuleux que l’on aimerait parfois un peu plus vif, Andris Nelsons privilégie les couleurs et les atmosphères aux nerfs et aux arêtes. Ce parti pris nous vaut une Nuit transfigurée particulièrement voluptueuse, d’une densité de timbres telle qu’on ne soupçonnerait que l’œuvre du jeune Schoenberg fut d’abord destinée à un sextuor – mais qu’importe : ainsi assumé, ce langage post-wagnérien libère ses sortilèges avec un souffle captivant. La 5e Symphonie de Beethoven, quant à elle, surprend d’emblée : il n’est plus si courant d’entendre cette œuvre jouée par une importante masse instrumentale, avec une relative égalité de tempi – et ce n’est pas du Mahler Chamber Orchestra, marqué par ses collaborations avec Abbado ou Harding, que l’on aurait attendu un tel retour à une sorte de grande tradition symphonique. Pour de telles options, la basilique de Saint-Denis est un piège de première classe, qui peut réverbérer les sons à l’infini sous ses immenses voûtes de pierre. Andris Nelsons, qui a évidemment assez de savoir-faire pour éviter l’écueil (au moins partiellement, car les notes répétées et les points d’orgues du premier mouvement mettent un peu de temps à s’ajuster), compte sur les pauses et les silences ; ainsi menée, cette 5e se conclut par un dernier mouvement résolument grandiose, à l’image des lieux.