Le Triptyque de Puccini n’est pas joué si souvent dans nos contrées, et encore moins dans le désordre : à rebours d’une tradition plaçant la farce après les drames, Christoph Loy a préféré commencer son spectacle, déjà présenté à l’été 2022 au Festival de Salzbourg, par Gianni Schicchi, avant de poursuivre avec le mélodrame naturaliste du Tabarro et de conclure par la tragique et mystique Suor Angelica. Pourquoi ? Imaginer, au prix de quelques licences avec les livrets, un fil rouge faisant de la principale figure féminine de chaque pièce une seule et même héroïne ? Proposer une continuité dramaturgique ou esthétique justifiant ce renversement ? Même pas. Les décors, d’une pièce à l’autre, jouent la carte d’un réalisme contemporain de bon aloi, et le metteur en scène règle une direction d’acteurs à l’avenant, habile et cohérente, sans excès d’imagination. Tournant le dos à l’absurde et au fantasque, Gianni Schicchi paraîtra presque timide, pour ceux qui gardent en mémoire le spectacle très fellinien proposé dans la même maison par Laurent Pelly. Il Tabarro s’affirme davantage, qui distille une atmosphère à la fois poisseuse et familière de film noir. Suor Angelica, pour finir, évacue avec subtilité ce que la dernière scène peut avoir de grandiloquent, braque un projecteur sur la protagoniste, qui nous montre sans artifice son infinie douleur et bouleverse d’autant plus. Le rideau baissé, une question nous vient : et si Christophe Loy avait décidé de l’ordre des pièces après avoir réglé sa mise en scène, tout simplement pour finir par ce qu’elle propose de plus fort, à l’issue d’un long crescendo émotionnel ?
Crescendo aussi va la triple prestation d’Asmik Grigorian. Non qu’elle commence en retrait : sa Lauretta est d’un naturel confondant, et offre, de sa voix iridescente, un « Babbino caro » si lyrique et si intense qu’on en oublierait presque qu’on l’entend pour la dix-millième fois. Mais à cette frêle jeune fille succède une Giorgetta sensuelle, qui s’enracine dans son Paris laborieux comme elle enlace son amant, corps et âme. Et vient Suor Angelica, où la soprano lituanienne réussit une interprétation qu’on peut qualifier d’historique ; des accents de renoncement apparemment bienheureux qui émanent de ses premières répliques à la rage qui la pousse à affronter sa tante, jusqu’à la détresse terrifiante de la mère qui, au moment de son suicide, croit revoir son enfant, tout sonne juste dans cette incarnation qui tire les larmes et fait rendre les armes. « Senza mamma » semble murmuré du bout des lèvres, mais quelle projection ! On croit n’y entendre que l’expression de l’humanité dans ce qu’elle a de plus essentiel et de plus simple, et pourtant quels trésors de nuances, de phrasé, de legato ! La clarté du timbre est de celles qu’on destine aux héroïnes juvéniles, mais quelle capacité à le moduler, à l’ombrer, à le parer de teintes pourpres ou noires. En somme, tout au long de ces trois opéras : quelle chanteuse, et quelle actrice !
Le plus beau est qu’autour d’elle, personne ne joue les faire-valoir. Au milieu d’une impeccable bande de cousins et de neveux, Misha Kiria impose, de sa voix percutante et de sa vaste silhouette, un Schicchi qui amuse et séduit autant qu’il inquiète. Si l’instrument d’Alexey Neklyudov semble encore mal chauffé dans « Firenze è come un albero », il gagne en puissance dans de beaux duos enamourés, et l’autre ténor de la soirée, Joshua Guerrero, dessine, dès un « Hai ben ragione » prêt à exploser de colère, un Luigi hargneux, qui vaut à peine mieux que Michele dans cet univers de violence. Michele, justement, trouve en Roman Burdenko un interprète idéalement rocailleux, muré dans des silences que viennent taillader de terrifiants éclats de voix. Couple abîmé par la vie et relié par une étonnante tendresse, Scott Wilde (Talpa) et Enkelejda Shkosa (La Frugola) offrent un répit d’humanité bienvenu. Le casting entièrement féminin de Suor Angelica permet, enfin, d’entendre la Genovieffa ductile et gracieuse de Margarita Polonskaya, de scruter avec émotion la silhouette de Hanna Schwarz, figure wagnérienne et straussienne bien connue des années 1970-1980, qui garde en Badessa une belle présence vocale, et d’attendre en frémissant la confrontation entre Asmik Grigorian et Karita Mattila : certes, celle-ci n’a jamais été contralto et ne peut se permettre, à ce stade de sa carrière, les graves qu’elle n’avait déjà pas il y a trente ans. Mais les reflets moirés du timbre, la présence féline, l’agressivité rentrée sont autant de coups de griffes qui, en déchiquetant un peu plus l’héroïne, achèvent de nous la rendre poignante.
Les Chœurs de l’Opéra, en grande forme, et l’Orchestre, d’une précision perfectible en début de soirée, auraient certes gagné à la présence d’une baguette plus alerte et plus impliquée que celle de Carlo Rizzi ; au fil des représentations, ils devraient tous se laisser contaminer par la fièvre théâtrale qui émane de la scène.