L’Amour ayant exaucé le vœu du sculpteur de donner vie à la statue de Galathée dont il s’est épris, l’exclamation de l’artiste vaut pour ce soir. On n’avait plus entendu Pigmalion (orthographe du temps) à Beaune depuis 2010 (dirigé par William Christie). Depuis, sans doute jamais l’ouvrage n’a-t-il jamais été autant joué, enregistré, sinon dansé. Outre son intérêt musical et dramatique, le nombre limité de solistes – quatre –, sa brièveté (un acte de ballet) sont autant d’arguments en ces temps de disette. Son couplage s’impose avec une œuvre de même format, ou avec des pages empruntées ailleurs. C’est le cas ce soir, où Olivier Fortin a choisi une suite d’Hippolyte et Aricie, première tragédie lyrique du Dijonnais, comme le fondateur des Arts Florissants l’avait fait pour Aix-en-Provence.
Sans nous appesantir sur la confection des suites réalisées à partir des musiques instrumentales des tragédies lyriques (1), disons simplement qu’elles permettent au chef de composer le menu qu’il offre à son auditoire. Sagement, l’ordre retenu ce soir se conforme aux usages. Composé de façon idéalement équilibrée, l’Ensemble Masques, adopte une disposition acoustique et visuelle en parfaite adéquation avec la Basilique où ils jouent. Olivier Fortin dirige de son clavecin (trop discret) face aux musiciens. La sobriété de sa gestique se marie à une rare efficacité : précision des attaques comme des finales, équilibres, contrastes, phrasés, couleurs sont au rendez-vous. Si l’Ouverture est réjouissante, sans plus, les pièces suivantes seront un bonheur constant. La familiarité des interprètes à l’ouvrage (donné à la veille à Ancy-le-Franc), leur engagement complice, les indéniables qualités de chacun, tout concourt à la dynamique souriante, vigoureuse qui réjouit et émeut. A signaler particulièrement l’ensemble exemplaire de la basse (viole de gambe, violoncelle et contrebasse), ronde, au phrasé superbe, à laquelle – heureusement – le basson ne s’associe que rarement (beau jeu de la ritournelle). Le fruité agile des flûtes, traverso et petite flûte, tout séduit. Les qualités de l’ensemble seront pleinement confirmées dans Pigmalion. Le souffle, comme le soin apporté aux détails, le style, l’élégance raffinée comme la vigueur seront l’évidence.
On s’interroge sur la présence de deux pupitres (qui disparaîtront) pour les chanteurs, alors qu’ils n’en ont nul besoin. S’il ne va pas jusqu’à y intégrer la danse, en dehors des premiers pas de la Statue s’animant, leur jeu dramatique est bienvenu. Chacun apprécie Cyril Auvity, aussi familier de Beaune que de l’emploi, qu’il illustre depuis une vingtaine d’années. Nous ne connaissons que deux ou trois voix en aussi parfaite adéquation avec les exigences du rôle. Les interrogations étaient nombreuses : comment traduirait-il les sentiments du jeune artiste s’éprenant de son œuvre, intimidé par sa création ? La fraîcheur, la légèreté, la couleur de l’émission ne risquaient-elles pas de porter la marque du temps, comme les redoutables vocalises des deux derniers airs ? Dès son air d’entrée « Fatal amour », l’aisance, la belle conduite de la ligne, les aigus clairs, naturels, sans oublier le style et la qualité de la langue nous réjouissent. Les ans n’ont en rien altéré les qualités de notre haute-contre à la française. Si l’émission paraît un peu en retrait dans « L’Amour triomphe », avec le chœur, l’attendu « Règne Amour », avec ses traits redoutables, nous rassure pleinement. L’énergie et la jubilation se conjuguent pour un finale éblouissant. Dans l’ordre d’apparition, Céphise n’a qu’une scène de récit, où ses interrogations empreintes de jalousie (« … cruel, il est donc vrai… ») sont soulignées par les violons. Marie-Frédérique Girod s’acquitte fort bien de son emploi. La voix est bien projetée, saine. La Statue, confiée à Hannah Ely, ramiste accomplie, est une belle découverte. Le médium est solide, les aigus lumineux. La fraîcheur d’émission, le style et la diction n’appellent que des éloges, dès le « Que vois-je ? Où suis-je ? ». A signaler un continuo confié aux seuls violoncelle et clavecin, qui accompagnent les voix avec art. L’Amour n’intervient qu’à la scène 4, et on regrette que son chant se limite à « Du pouvoir de l’Amour », suivi de l’ariette « Jeux et ris ». Judith Van Wanroij, que l’on apprécie toujours, s’y montre remarquable, puissante, sûre d’elle-même. Tout juste le bas du registre («… venez, aimables Grâces ») appelait-il davantage de soutien. Une belle leçon de style. Il faut mentionner le chœur, confié ici à trois chanteurs de qualité, auxquels s’ajoutent les solistes.
Le ballet appelle du compositeur le recours à toute la panoplie des danses du temps (3). Ce soir, les nombreuses insertions chorégraphiques sont également bienvenues, si ce n’est qu’elles posent, en version de concert, quelques suspensions qu’une mise en espace, à demi convaincante, ne suffit pas à résoudre, en dehors des deux pantomimes. Mais, même privés de la danse, qui revêt ici une dimension dramatique fondamentale, n’est-ce pas préférable à certaines lectures (4) ? Une soirée réjouissante, musicalement aboutie, assortie de belles découvertes.
(1) réalisées vers 1755, pour le Comte d’Artois, les pièces ont été rééditées par Julien Dubruque (CMBV). (2) avec Hervé Niquet, à Nancy, dès 2007. (3) Le ballet des Grâces qui instruisent la Statue et lui montrent les différents caractères de la Danse. La suite de danses : Gavotte gracieuse, Menuet, Gavotte gaie, Chaconne vive, Loure très grave, Passepied vif, Rigaudon vif, Sarabande, Tambourin. Le Ballet général au son du tambourin et de tous les autres instruments. Rondeau Contredanse gai. (4) On a en mémoire la production dijonnaise de 2018 dirigée par Emmanuelle Haïm (reprise à Lille puis à Luxembourg), où Reinoud Van Mechelen s’affirmait déjà comme l’héritier de Jélyotte. Hélas, l’oeuvre était défigurée par une mise en scène absconde. On retrouvera demain notre ténor à la française dans Dardanus, puis ensuite en Evangéliste d’une Johannes-Passion qu’il dirigera dimanche.