Il est des chanteurs qui, après avoir senti les rayons caressants de la gloire, se trouvent, par un revers de la fortune, d’autant plus exposés dans leur maturité à des critiques qui tiennent à les enterrer à tout bout de… chant. Un confrère viennois a ainsi qualifié leur prestation au Musikverein dans ce même récital de chant du cygne (Abgesang). Il n’en a rien été, à notre avis, à la Philharmonie de Paris ce lundi 23 juin. Bien sûr, on pourrait égrener les signes incontestables de fatigue vocale, mais à quoi bon ? Tout mélomane ressort d’un tel concert en ayant pris une grande leçon de Lied par trois maîtres qu’on a de la chance d’entendre à un tel niveau de maturité dans l’interprétation, quel qu’en soit le prix concernant la jeunesse de leurs moyens. D’autant que le programme les pousse à aborder certaines des pages les plus exigeantes de Mahler et de Strauss, chez lesquels, on le sait, les Lieder ont convergé avec les compositions symphoniques et lyriques. L’ensemble n’est rien de moins qu’admirable.
Dans sa forme d’abord, le programme fait judicieusement alterner les Lieder de Strauss dans la première partie, si bien que les deux interprètes ont l’air de se répondre. Cela les oblige à jouer y compris quand ils ne chantent pas, ce qu’ils font avec bonheur, nous donnant l’impression constante qu’une histoire se déroule sous nos yeux. Ils déjouent ainsi les longueurs du Liederabend traditionnel, renforcent l’impact émotionnel de leurs interprétations et montrent au passage combien leur complicité est grande.
Jonas Kaufmann apparaît d’emblée en grande forme, impérieux et captivant dans sa maîtrise de l’art du Lied. Sa prononciation allemande est d’une netteté à toute épreuve sans empêcher le déploiement de la ligne sensible qu’on lui connaît. Il se plaît dès « Die Nacht » à recourir à sa voix mixte caractéristique, mais il laisse aussi sa voix résonner puissamment à l’occasion du crescendo dramatique de « Geduld ». Cependant, cette partie est surtout marquée par sa palette de demi-teintes, du pianissimo au mezzo-forte. Dans cette première section, Diana Damrau brille par son jeu et sa présence débordante. Elle apporte une pointe d’humour (excellent « Schlagende Herzen ») et de minauderie primesautière (« Einerlei »), alors que le rôle de l’amant transi est dévolu à Kaufmann. Il faut cependant attendre les derniers Lieder de la première partie pour avoir l’impression que sa voix est totalement sous contrôle. Le médium commence alors à sonner, la ligne à s’installer, les aigus sont atteints avec facilité sans aération excessive et les légers frottements qui se faisaient entendre sur certaines attaques ou montées disparaissent.
Après l’entracte, les deux chanteurs reviennent interpréter chacun un massif mahlérien en solo. Diana Damrau chante comme personne la (fausse) simplicité folklorique et enfantine du Knaben Wunderhorn, animant d’un sourire communicatif ses vocalises infinies. On la trouve assez touchante dans « Es sungen drei Engel », où la sincérité de son engagement donne toute son envergure à la morale enfantine du texte. La soprano lutte jusqu’à la fin de la soirée avec une légère toux qui ne semble pas affecter outre mesure sa prestation. Dans les Rückert-Lieder, Kaufmann est admirable, noble mais sans maniérisme, rendant justice à l’humour discret de « Liebst du um Schönheit » et consacrant la beauté éternelle de « Ich bin der Welt abhanden gekommen », couronné de très doux aigus filés en voix mixte.
Le dernier temps du récital, qui revient à Strauss, privilégie les pages les plus lyriques des Lieder du compositeur. On se délecte sans réserve de la ligne de Diana Damrau dans « Leises Lied » et dans un splendide « Morgen », tandis qu’on a bonheur à entendre Jonas Kaufmann remplir le grand auditorium de sa voix tonitruante et de grands aigus (certes un peu poussés), comme le si naturel de la fin de « Cäcilie ». Le public conquis réserve une ovation aux deux chanteurs et au pianiste, qui offrent sans trop se faire prier trois bis, dont un « Wiener Blut » des plus réjouissants qui fait immédiatement mouche.
Au piano, Helmut Deutsch est le dernier membre, indispensable, de cette trinité du Lied. Éminent connaisseur du répertoire et compère favori de Kaufmann dans cet exercice, il fait preuve d’une attention sans faille aux chanteurs et d’une poésie stupéfiante dans les quelques traits saillants que lui laissent les partitions. Soulignons en particulier une exécution parfaite du redoutable « Cäcilie », le très beau postlude de « Wer hat’s getan » et surtout « Ich bin der Welt abhanden gekommen », pour un prélude sublime et des mesures finales phénoménales, où le pianiste donne vie à un vrai concentré d’adagietto mahlérien.