Au Moyen Âge, on disait qu’un sabre en acier de Damas pouvait trancher en deux un mouchoir de soie flottant dans l’air. Cet acier très réputé faisait l’envie des Occidentaux, mais personne ne put en trouver le secret de fabrication, jalousement gardé par les artisans syriens. Puis, il y a deux cents ans, cet art secret fut perdu parmi les forgerons eux-mêmes : il faut dire que sabre, épée, poignard, dague, cimeterre, rapière, fleuret, glaive, et même les hallebardes, étaient passés de mode. Quel est donc le secret des sœurs Cortez, l’une, mezzo, qui fêtera prochainement ses 84 ans, l’autre, soprano, de 14 ans sa cadette ? Alors que de plus en plus de jeunes chanteurs prometteurs doivent quitter prématurément la scène après s’être brulé les ailes, ou tandis qu’au contraire certains attendent trop longtemps la maturité avant de s’attaquer enfin à de grands rôles, comment expliquer ces voix proprement inoxydables ?
On ne rappellera pas dans le détail l’immense carrière de Viorica Cortez, lauréate du Concours de Toulouse en 1964, aussitôt engagée pour chanter Dalila l’année suivante au Capitole, un rôle qu’elle interprètera sur les plus grandes scènes du monde, de même que sa Carmen avec laquelle elle fera ses débuts à Salzbourg, Covent Garden ou encore au Metropolitan. La carrière de Mioara Cortez est moins médiatique, et s’effectue pour une grande part à l’Opéra national de Iași, ancienne capitale de la Roumanie. La chanteuse offre également des apparitions internationales avec des débuts en Desdemona à la Piccola Scala de Milan en 1973. Pour cette rare soirée, les deux soeurs alternent ou chantent en duo un répertoire éclectique d’une générosité qui donne le vertige. On ne se mentira pas, bien sûr, sur l’inévitable usure des moyens, pour se concentrer sur le bonheur que ces chanteuses peuvent encore nous apporter, avec ces fulgurances qui sont autant d’échos des splendeurs du passé. Après le copieux programme de mélodies, ces dames ne semblent nullement fatiguées et concluent la soirée par une série d’airs d’opéra. Viorica Cortez nous offre ainsi une Habanera à l’abattage inentamé, ou encore le célèbre « Mon coeur s’ouvre à ta voix » de Samson et Dalila couronné par un si bémol piano comme nous n’en avions jamais entendu sur scène. Le timbre chaleureux, aux riches harmoniques, est toujours aussi séduisant. L’absence de vibrato intempestif est tout simplement miraculeuse et la justesse n’est jamais en défaut. Mioara Cortez était pour nous une découverte. La voix est celle d’un soprano lyrico-spinto d’une puissance impressionnante, à l’aigu sûr. Comme sa soeur, la chanteuse tente des nuances rares, avec des aigus filés comme nous en entendons rarement. Son « Pace, Pace » de la Forza del destino devrait servir d’exemple à bien des consœurs en activité. Avouons-le : une certaine inquiétude nous avait saisis en voyant « Mira o Norma » inscrit au programme. Peut-être ne s’agirait-il que de la partie lente ? Vaine inquiétude : non seulement les deux soeurs y sont tout à fait convaincantes, mais elles se paient le luxe d’en doubler la strette particulièrement acrobatique. Cette longue soirée (2 heures de musique !) se termine par un bis unique, extrait de Fledermaus. Mais notre meilleur souvenir restera le duo de La Dame de Pique, pastiche mozartien où les deux sœurs se révèlent dans toute leur complicité. « Instant charmant », pour citer Des Grieux. Impeccable accompagnateur, le pianiste Ciprian Oloi nous offre deux beaux moments en soliste, avec notamment une virtuose paraphrase de Rigoletto proprement exaltante. Une soirée mémorable et émouvante qui restera dans l’esprit et le cœur d’un public conquis et chaleureux.