De Beaumarchais, pour le livret destiné à Rossini, Sterbini n’a retenu que la trame qui nous fait témoins amusés de l’échec final d’un homme que son âge et sa position sociale donnaient a priori vainqueur malgré ses ridicules. Séquelles d’un traumatisme ancien ? Cet homme craint par dessus tout d’être cocu. D’où son intention d’épouser sa pupille, dont il peut garantir la vertu et dont il jouit déjà de la richesse. Inquiété par un soupirant il a quitté Madrid pour Séville. Or l’arrivée du séducteur est annoncée : la signature du contrat de mariage devient une urgence. Malheureusement pour lui son rival recevra l’aide d’un homme inventif et sans scrupules. Au final, les sentiments sincères et l’astuce l’emporteront sur la cupidité et la concupiscence. Bref, tout dans l’œuvre vise à divertir, le caractère ronchon et pusillanime du barbon, le cynisme tranquille de l’intrigant, la rouerie innée de la jeune fille, le coup de théâtre final qui consomme la défaite de la coercition patriarcale, tout appelle au moins le sourire..
Alors, pourquoi Jochen Schönleber transforme-t-il le barbon traditionnel, bougon, pompeux et pusillanime, en homme neurasthénique, dépressif, qui semble chercher refuge dans un lit où il ne trouve pas le repos car il s’y agite beaucoup et y est cerné de visions énigmatiques qu’il perçoit comme menaçantes ? N’est-il pas oiseux de chercher à donner de la profondeur à des personnages qui sont déjà; à l’époque de la création de l’œuvre, des archétypes ? Dès l’Antiquité on a vu sur le théâtre des barbons avares et/ou libidineux être les victimes de l’astuce de jeunes gens n’ayant ni leur expérience ni leur entregent, mais pleins des appétits et de l’inventivité de la jeunesse. Le valet astucieux peu soucieux de la loi, l’ingénue dont la sincérité n’exclut pas la rouerie, l’amoureux ardent mais maladroit en font partie. C’est sur eux que Sterbini et Rossini travaillent. La mise en scène est indéniablement très soignée, même si elle échoue, pour nous, à porter au bout la gageure de représenter l’œuvre comme un long cauchemar de Bartolo. Par exemple les hommes en pyjama rayé qui cernent son lit seraient liés à un sentiment de culpabilité, et l »intervention de la garde serait la hantise de qui se veut respectable, Mais outre que cela ne fonctionne pas sur la durée, puisqu’en dehors de sa présence l’action suit son cours – or le rêveur est toujours témoin – cela complique la réception de l’œuvre sans que l’on en perçoive la nécessité.
En revanche la direction d’acteurs est très fouillée, et c’est elle qui donne sa cohésion au spectacle car les interactions des personnages sont bien en situation et mettent en valeur les éléments susceptibles de faire rire. Le gag de l’aubade qui tourne à la chanson flamenca est banal, mais il est ici exécuté avec une bonne grâce plaisante. La transformation d’Ambrogio de serviteur en garnement turbulent ajoute de la drôlerie même si elle complique la perception du personnage. La démonstration par le pseudo-maître de musique des avantages de la respiration ventrale donne lieu à quelques approximations gestuelles équivoques. Sans revenir sur la conception du personnage de Bartolo, que Fabio Maria Capitanucci s’est ingénié à incarner, celui de Rosina est défendu avec conviction par Teresa Iervolino. Dommage pour nous, qui aimons une Rosina fragile, incertaine de soi mais courageuse, prête à se lancer dans une vie autonome avec son premier amour, que son personnage soit ici souvent proche de l’agressivité, ce qui rend moins cohérentes ses lamentations sur celle de son tuteur. On pourra dire qu’elle réagit ainsi parce que son tuteur l’exaspère, mais alors on la considère comme une personne réelle alors qu’il ne s’agit que d’un personnage de fiction, et ce n’est pas parce qu’elle chante « saro una vipera » qu’il faut en faire une virago qui passe un foulard autour du cou de son tuteur et le tire derrière elle tel un animal. Dans une autre production, au lieu de tout casser quand Bartolo lui dit que Lindoro l’a trompé pour le céder à Almaviva, Rosina se mettait sur son trente-et-un pour démontrer au séducteur scélérat ce qu’il allait perdre, et l’effet était garanti !
Si la proposition scénique nous laisse donc circonspect, en revanche les interprètes nous ont séduit. Dans le rôle d’Ambrogio – rendu muet par la suppression de la scène où il baille tandis que Berta éternue – élevé du rang de domestique à celui de fils naturel de Bartolo – Lorenzo Fogliani semble s’amuser beaucoup à jouer les garnements turbulents avant d’incarner le notaire muet. Francesco Bossi, dont la désinvolture scénique est remarquable, fait valoir en Fiorello et en officier de la garde une voix bien timbrée et vigoureuse. Elève comme lui de l’Académie de Belcanto, Francesca Pusceddu campe une Berta toute dévouée à son maître et fait valoir la hauteur de ses notes aiguës dans le grand final du premier acte comme sa versatilité dans l’air du deuxième acte. Egal à lui-même avec peut-être une désinvolture scénique accrue, Shi Zong prête sa voix de basse profonde à Basilio, dont il chante toutes les notes tout en habitant le personnages d’un cynisme bonhomme qui le soustrait à la caricature. A César Cortes, ancien de l’Académie, il revient d’incarner l’apprenti Don Juan touché par l’amour; il s’en acquitte avec l’élan et l’élégance nécessaires, et quand il le faut la vis comica liée aux déguisements. L’agilité notable et le sens des nuances confirment son adéquation au rôle. Sa Rosina, Teresa Iervolino, est inégale. Au début elle aborde la cavatine de façon conventionnelle, avec le souci du spectaculaire, pour faire un sort aux paroles plus qu’à la situation et l’émotion n’est pas au rendez-vous. Elle surgira au deuxième acte, où en dépit de la réserve que nous inspire la conception du personnage, l’interprète nous émeut par la fluidité du chant. Là, quand elle donne l’illusion de la facilité, l’interprète sert idéalement Rossini . Cette impression de facilité, si elle n’est pas constante, domine largement dans ce que Fabio Capitanucci transmet de Bartolo. Le chanteur se plie docilement aux indications de mise en scène et joue consciencieusement l’homme dépressif peut-être à cause de secrets inavouables. La voix semble plus large, plus solide que dans nos souvenirs et la désinvolture scénique sans aucun doute a nettement progressé. John Chest, enfin, qui chante le rôle depuis plusieurs années, est un Figaro assez sobre, sans les excès d’histrion qui parfois alourdissent le personnage. La voix est sonore, l’étendue suffisante, la projection bonne, la diction correcte, la tenue scénique exemplaire, on pourra en juger sur l’enregistrement destiné à une publication ultérieure.
Irréprochables vocalement les artistes du chœur Philharmonique de Cracovie, car quelques menus décalages dans la synchronisation des mouvements trahissent probablement la fatigue. Aucun reproche à faire non plus aux musiciens de l’orchestre Philharmonique de Cracovie, dont on aurait cependant aimé qu’ils tempèrent leur énergie au premier acte où leur générosité sonore a semblé excessive à plus d’un auditeur.. C’est la quadrature du cercle entre la fatigue qui empêche de se concentrer durablement, les indications de la partition destinées aux instruments de l’époque de la création. C’est le rôle du chef, dira-t-on, de veiller à la balance afin d’éviter que le partenariat entre la fosse et le plateau ne tourne pas à l’affrontement. Mais Antonino Fogliani se défend : la place qu’on occupe dans l’espace, influe certainement sur la réception du son. Et puis, comment ne pas jouer cette musique avec énergie ? C’est la production d’un Rossini de 24 ans, qui y a mis toute la sienne ! Et on comprend que c’est cette verve malicieuse que le directeur musical de Bad Wildbad nous restitue avec amour.