Après avoir mis en scène une spectaculaire et très futuriste Aida de cristal à Vérone en 2023, Stefano Poda remet le couvert pour l’un des opéras les plus joués aux Arènes depuis 2013 : Nabucco. Destiné à attirer également un nouveau public (c’est-à-dire non lyricomane), le travail de Stefano Poda se veut Gesamtkunstwerk, art total. Soit. L’Italien fait tout : régie, costumes, lumières, décors et chorégraphies. C’est impressionnant, souvent beau, mais pour qui ne connaît pas bien l’œuvre de Verdi, il doit être bien difficile de savoir quelles sont les factions en présence (pour les autres, ça n’est pas simple non plus, d’ailleurs). Si l’on découvre le travail de l’artiste pour la première fois, c’est éblouissant. En revanche, quand on le compare à celui effectué sur son Aida, on a la sensation d’une redite qui manque un peu de piment.

L’auteur a voulu faire de cette production un « Nabucco atomique ». Et selon ses termes :
« Deux opposés s’attirent et se repoussent tout au long de l’œuvre, jusqu’à atteindre un point de répulsion maximale et de division, puis aboutissent à la synthèse du finale, où les deux opposés sont à nouveau réunis. La métaphore est celle des interactions entre les particules atomiques : la matière naît de l’union de particules atomiques, mais l’humanité a découvert comment les séparer, provoquant une destruction totale (c’est le principe de la bombe atomique). Le progrès technologique rend tout possible, et Nabucco n’hésite pas à utiliser sa supériorité contre les vaincus, même au prix de conséquences dramatiques : la leçon de ce chef-d’œuvre est que la rationalité, pour être bien intentionnée, ne peut ignorer la spiritualité ».
De fait, les deux opposés ressemblent, en guise de décor, à une balle de tennis éclatée qui attend d’être refermée ou éventuellement à deux oreilles ou des rognons en rotation. Vient enfin le point d’orgue : l’explosion atomique qui, effectivement, doit certainement réveiller tout le quartier et se traduit par un beau champignon. On a envie de paraphraser Le Nôtre qui aurait dit à Louis XIV à propos de la colonnade très minérale de Mansart dans les jardins de Versailles : « Sire, […] il vous a servi un plat de son métier ». En fait, on peut surtout regretter une mise à distance des personnages (parfois difficiles à repérer, noyés dans la masse), des mouvements de foule frénétiques et pas toujours lisibles et une trop grande abstraction au regard de l’œuvre de Verdi. En dépit de cela, force est de s’incliner devant la richesse des costumes, l’attraction produite par les combats (spadassins à l’esthétique inspirée des récents Dune et plus lointaines Star Wars) et la fascination du déploiement de l’armée des figurants (plusieurs centaines). Cela dit, l’entreprise se révèle payante, puisque les Arènes sont quasiment pleines, les applaudissements nourris témoignant de ce que le public semble majoritairement vivement apprécier le spectacle. Ne crachons donc pas dans la soupe.

Il faut cependant avouer que fort heureusement tout cela est merveilleusement bien chanté. Si la mise en scène ne permet pas nécessairement d’entrer avec facilité et évidence dans la psychologie des personnages, les chanteurs parviennent sans peine à en restituer les nuances infinies et profondément humaines. Amartuvshin Enkhbat en particulier, merveilleux interprète de Nabucco, émeut très fortement. Force et autorité, doute et humilité, tous ces affects sont puissamment incarnés. La voix est pleine, belle et digne des plus excellents barytons verdiens. Dans le rôle écrasant d’Abigaille, Maria José Siri se montre impériale. Plénitude de la voix, sonorité dans les arènes exemplaire, capacité à se glisser dans toutes les subtilités de l’évolution de la personnalité de l’héroïne, la soprano est à son aise. Le baryton-basse Christian Van Horn confère beaucoup de noblesse à Zaccaria, avec une ligne de chant sûre et élégante. Son « Vieni o Levita ! » est à se pâmer. Les autres interprètes sont à la hauteur, à commencer par Anna Werle, délicate et stylée Fenena, tout comme Galeano Salas, fougueux Ismaele.
À la baguette, Pinchas Steinberg connaît son affaire et tout semble couler de source, malgré quelques tous petits décalages. Les chœurs, déployés astucieusement dans les vastes arènes, achèvent de magnifier l’ensemble. Un regret : avoir raté l’interprétation d’Anna Netrebko, programmée pour trois soirées. Autant elle a renoncé à reprendre « pour raisons personnelles », son Aida de cristal (où elle avait pour partenaire celui dont elle s’est séparée l’année dernière), autant elle a souhaité participer à cette nouvelle production de Stefano Poda, dont elle semble apprécier tout particulièrement le travail.
