On a beau avoir vu des dizaines de fois Rigoletto dans les mises en scène des plus classiques aux plus farfelues, c’est bien agréable de se laisser surprendre, et d’avoir l’impression de redécouvrir l’œuvre grâce à une distribution exceptionnelle et à une connivence entre les artistes. Serait-ce le signe que les « trouvailles » des metteurs en scène finissent par lasser, et qu’il est bien de revenir aux fondamentaux, la musique et l’interprétation ? Dans le cadre du festival tyrolien d’Erl, Jonas Kaufmann, son nouveau directeur artistique, a décidé de présenter cette année la « Trilogie populaire » des opéras de verdi, Rigoletto, Le Trouvère et La Traviata, en version de concert, mais avec les plus grandes voix. Le pari était risqué, les résultats sont plus que convaincants.
Alors que Ludovic Tézier, parti depuis pour le festival de Verbier, assurait la première de Rigoletto le 19 juillet, c’est ce soir Luca Salsi, tout juste arrivé de Vérone où il interprétait Giorgio Germont, qui reprend le rôle principal. Comme le confirme Catherine Jordy dans son compte rendu d’il y a quinze jours de La Traviata, « il est aujourd’hui au sommet de son art. […] Puissance, longueur de souffle, beauté du chant, on se délecte à l’entendre ». Et de fait, on retrouve avec lui l’art des grands barytons italiens du siècle passé. Son Rigoletto n’est pas vraiment un pitre, c’est surtout un père déchiré par ce que subit sa fille, et sans effets exagérés, il donne une interprétation toute en finesse et en nuances. Bien sûr, la voix est somptueuse, et assure une force particulière au personnage, mais sans sensiblerie, il arriverait à faire pleurer les pierres quand il serre Gilda sur son cœur, ou la cherche dans le palais du duc. Et en plus, comme à Vérone, sous la poussée des applaudissements et des cris du public enthousiasmé, il bisse le duo « Si, vendetta ! » de la fin du 2e acte.

Il a à ses côtés une Gilda de rêve, Julia Muzychenko. La jeune cantatrice russe a déjà à son palmarès de nombreux prix, et chante depuis plusieurs années des premiers rôles verdiens. Il est difficile de dire si elle chantera longtemps Gilda, car on sent déjà dans sa voix des promesses d’évolution intéressantes. Mais pour le moment, elle jongle avec le suraigu tout en gardant des sonorités rondes et moirées que l’on entend rarement dans ce rôle. Elle est la fille idéale de Rigoletto, à la fois réservée et aguicheuse, un peu comme la Zerline de Mozart, et l’on compatit sincèrement à sa fin tragique.
Troisième rôle principal, le duc de Mantoue est devenu une spécialité du jeune chanteur péruvien Ivan Ayon Rivas, qui l’a déjà interprété des dizaines de fois à travers le monde. Le personnage est bien sûr ambigu, attachant d’un côté par son physique et son âge qui le rapprochent irrésistiblement de Gilda – on comprend qu’elle craque immédiatement dès qu’elle voit ce séducteur désinvolte – mais aussi repoussant par son côté Don Juan. La voix est totalement convaincante, brillante, avec des aigus percutants sans être stridents, et il joue le personnage avec une assurance parfaite.
La Maddalena de Deniz Uzun est tout à fait dans la tradition, avec une tessiture de mezzo bien adaptée au rôle. Les autres personnages secondaires sont tous excellents, sans aucune faiblesse. La basse hongroise-roumaine Alexander Köpeczi, dont le nom circule dans la presse people à d’autres titres, campe un Sparafucile de haute volée, inquiétant à souhait, et d’une voix à faire trembler toutes ses victimes potentielles. Quand il s’avance vers Gilda pour la tuer, alors que, paralysée d’effroi, elle le regarde fascinée comme la souris devant le serpent, c’est un grand moment de théâtre. Quant à sa voix, elle est à la voix veloutée et incisive. Andrew Hamilton est un comte de Monterone de bonne tenue, de même que Camilla Lehmeier (Giovanna et la Comtesse de Ceprano). Enfin, trois autres personnages, Lukas Enoch Lemcke (le comte de Ceprano), Jolyon Loy (Marullo) et Josip Švagelj (Matteo Borsa), font, par le hasard de leurs physiques et de leurs apparitions quasi toujours ensemble du plus petit au plus grand, irrésistiblement penser à William, Jack et Averell, trois des frères Dalton de Lucky Luke. Mais à part cette amusante coïncidence, ils ont tous une voix de grande qualité, et chacune de leurs interventions fait mouche.
L’orchestre du festival, d’une très haute tenue, des chœurs d’hommes irréprochables, et une irrésistible et entraînante direction musicale d’Asher Fisch aux tempi parfaits assurent à l’ensemble une très solide assise. Des interprètes qui ont tous l’âge de leur rôle, ou très peu s’en faut, contribuent beaucoup à la véracité du propos. Mais outre des voix irréprochables, ce qui a rendu la soirée exceptionnelle, c’est le jeu scénique sans aucune faille, qui vous tient en haleine du début à la fin, sans que jamais l’ennui ou l’impression de déjà vu ne s’installe. Du grand opéra et du grand théâtre, un régal absolu.