Près de dix ans après sa création à l’Opéra de Paris, la production de Rigoletto de Claus Guth conserve toute sa puissance évocatoire. Le metteur en scène multiplie les niveaux de lecture et de sens. C’est d’abord un propos social que cette production met en évidence : le bouffon, monstre social et marginal, prend les habits du sans-abri, détruit physiquement et psychologiquement par ses traumatismes. L’opéra démarre ainsi par l’apparition d’un double de Rigoletto, vieilli et affaibli, un carton abîmé entre les mains dans lequel il plonge le regard. Le décor tout entier se révèle alors être un gigantesque carton qui prend toute la scène, décor conçu par Christian Schmidt au sein duquel les personnages évoluent jusqu’au drame final, dans un récit rétrospectif revécu par Rigoletto, figure étonnante du metteur en scène impuissant.
Le dispositif scénique retenu amplifie la tonalité tragique : tout est écrit d’avance puisque tout s’est déjà produit et le carton, boîte à souvenirs, est aussi le carcan du fatum qui enferme les personnages dans leur destin. Autre niveau de lecture, la production multiplie les mises en abyme : la boite n’est jamais qu’un théâtre dans le théâtre, auquel se rajoute la scène de théâtre qui fait office d’auberge à l’acte III. Malgré ce cadre réussi, certains choix laissent le spectateur plus sceptique. On regrettera l’incohérence des costumes qui font signe vers diverses époques, du Moyen Âge à nos jours, sans que cela ne trouve d’explication narrative ou symbolique. L’approche scénique est parfois bien trop littérale, comme durant « La donna è mobile » et sa danse de cabaret, avec costume des années 1930 et coiffes plumées, qui n’atteint clairement pas sa cible. Le tout est surmonté de quelques vidéos, réalisées avec soins mais dont la valeur ajoutée est loin d’être évidente.
George Gagnidze se fond aisément dans la noirceur du rôle-titre. Alors qu’il est donné souffrant, il déploie un timbre rocailleux et lugubre à souhait qui sied particulièrement bien au personnage. Son jeu scénique est toutefois un peu trop monolithique : seule la scène finale laisse éclore la vulnérabilité qu’on aurait aimé voir surgir bien avant, notamment lors des duos avec sa fille. C’est cette dernière qui remporte tous les suffrages : Slávka Zámečníková est une Gilda idéale, toute en sensibilité et en détermination. La soprano franchit toutes les difficultés du rôle avec aisance et offre de lumineux aigus comme de cristallins pianissimi. Brava !

Dmitry Korchak campe un Duc de Mantoue qui lorgne du côté du Don Juan et impose une belle présence scénique. Au plan vocal, la voix est très expressive mais le volume n’est pas toujours suffisant pour les lieux. En Sparafucile, Alexander Tsymbalyuk est aussi ténébreux qu’escompté et la chaleur enveloppante de sa basse ne le rend que plus glaçant. Justina Gringyté est une Maddelena rayonnante et pétillante qui nous gratifie d’une voix à la hauteur du rôle. Seray Pinar incarne une Giovanna au timbre charnu et au jeu théâtral affirmé, tandis que Daniel Giulianini fait montre de tout le charisme attendu d’un comte de Monterone qui fait froid dans le dos lorsqu’il maudit le héros.
Dans la fosse, Andrea Battistoni ne ménage nullement ses efforts. Il parvient à insuffler un réel dynamisme à la partition et évite tout effet fanfaronnesque par un beau travail des contrastes. Il fixe un équilibre entre l’orchestre et le plateau vocal ciselé, qui permet à l’Orchestre de l’Opéra national de Paris de montrer les muscles à plusieurs reprises. Le chœur se distingue par une émission et une diction précises, en dépit de séquences chorégraphiées peu convaincantes.
In fine, c’est le comédien Henri Bernard Guizirian qui, en double de Rigoletto, concentre l’essentiel de la charge émotionnelle de la production. Spectateur impuissant des événements qui ont marqué son existence, il dispense, tout en silence et en mimes, une grande palette d’émotions, allant du désespoir ineffable à la sourde résignation. Sa disparition finale dans l’ombre suggère toute synthèse impossible et l’éternel retour du traumatisme. Sa présence ainsi que ses réactions, bouleversantes, à ses pires souvenirs confèrent à cette production un supplément d’âme déchirant.