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Nathalie Stutzmann : « Je ne fouille pas les manuscrits, je fouille les âmes »

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Interview
4 février 2010

Infos sur l’œuvre

Détails

Ce n’est pas tous les jours qu’un chanteur se lance dans la direction d’orchestre. Nathalie Stutzmann ne se contente pas de prendre de temps à autre la tête d’une grande formation symphonique, elle vient de créer son propre ensemble de musique de chambre, Orfeo 55. N’allez pas trop vite en conclure qu’elle se prépare à tourner la page du chant. C’est à la fois le contralto et la chef que l’Arsenal de Metz puis la salle Gaveau accueillent en ce mois de février dans un programme Haendel et Vivaldi, avant le concert de gala donné salle Pleyel pour les 30 ans des Arts Florissants (Giulio Cesare). D’une rencontre avec cette musicienne ardente et libre, on sort revigoré, ressourcé, rassuré aussi : tant qu’il y aura des musiciens de cette trempe, le classique résistera au rouleau compresseur du formatage et au diktat des seules lois du marché.

  

 

Vous rêviez de diriger et vous avez débuté officiellement en 2008, à l’invitation de Seji Ozawa. Mais de là à fonder votre propre ensemble et à le diriger tout en chantant au cours d’un même concert, il y a un monde ! Caressiez-vous aussi ce rêve ?

Ce sont deux rêves unis et différents ! Je rêvais en tout premier lieu de diriger. Dans les années à venir, je souhaite également consacrer du temps aux orchestres symphoniques. Mon répertoire de prédilection, celui pour lequel, selon mes maîtres Seji Ozawa et Jorma Panula, j’ai le plus d’affinités naturelles, est le grand répertoire : Beethoven, Brahms, Tchaïkovski, Strauss… C’est assez rare pour une femme. On nous associe volontiers à Mozart, à des choses fines et légères, mais avec la carrure que j’ai, l’intense énergie que je dégage fait que les orchestres sonnent beaucoup, et la manière dont j’essaye de transmettre les phrasés musicaux, le legato instrumental comme vocal, semble tout particulièrement évidente dans ce répertoire. Créer un ensemble était en fait une idée parallèle : il existe tellement d’œuvres magnifiques pour une formation de chambre comme ORFEO 55, qui me permet en outre de revenir à une partie de mon répertoire que je n’ai pas chantée depuis très longtemps et que j’adore, le XVIIIme siècle. Ce sont des pages qu’on chante beaucoup lorsqu’on débute et que l’on aborde peu par la suite si on n’est pas un spécialiste du baroque, car les grands orchestres ne programment bien évidemment pas des cantates de Vivaldi. L’idée un peu folle, sans doute, de chanter et de diriger lors des mêmes concerts, m’est venue tout naturellement. Au départ, je pensais prendre quelques musiciens pour m’accompagner, puis j’ai vite compris que cela ne serait pas suffisant. Ma voix s’étant beaucoup développée ces dernières années, elle est maintenant habituée à chanter Mahler, Wagner, et je ne serais pas heureuse avec le seul accompagnement d’un clavecin ou d’un continuo, cela manquerait d’harmonie, de sensualité, de rondeur. Tout le monde a trouvé l’idée géniale, mais aussi complètement folle. ! On s’est demandé comment cela pourrait fonctionner, comment j’allais gérer cela sur scène, les gens se posaient beaucoup de questions. Cela m’a fait très plaisir de voir comment le public et les journalistes ont ressenti les choses lors de nos premier concerts, soulignant justement le fait que c’était un exploit mais qu’en même temps on ne sentait pas la difficulté tant la chose paraissait naturelle.

 

Il y a deux types d’artistes : ceux qui s’attachent toute leur vie à montrer à quel point ce qu’ils sont en train de faire est difficile – ils ont leur public –, puis il y a ceux qui passent leur vie à essayer de faire croire que ce n’est pas du tout difficile, catégorie à laquelle j’appartiens. C’est sans doute aussi une forme de folie. C’est moins spectaculaire, peut-être, mais je préfère que le public puisse aller à l’essentiel. Je ne veux pas qu’il s’arrête à la performance, tout en la remarquant, mais qu’il puisse s’abandonner d’abord à la beauté de la musique.

 

 

La performance n’offrant, en l’occurrence, qu’un plaisir supplémentaire…

 

Oui, c’est excitant bien sûr, c’est du jamais vu, donc forcément, c’est attirant. Comme public, cela m’intéresserait aussi, j’aurais envie d’aller à un tel concert, mais si on ne dépasse pas cet effet de surprise, on y va une fois, pas deux.

 

Comment avez-vous réuni les instrumentistes d’Orfeo 55 ?

 

J’ai auditionné tout le monde et je continue, je fais des auditions très régulièrement avec tous ceux qui veulent être auditionnés. Et parfois, rarement, j’engage un instrumentiste que j’ai connu via d’autres concerts d’orchestres et avec lequel j’ai des affinités musicales particulières.

 

Le noyau comporte une douzaine de musiciens ?

 

Oui, douze ou quinze. Nous serons toutefois dix-sept ou dix-huit à Metz et à Paris parce qu’on défend un programme un peu plus large, avec Haendel. J’ai des chefs de pupitre qui bougent un peu en ce moment, parce que je teste en concert régulièrement ceux que j’ai sélectionnés, le but final étant bien sûr de fidéliser les meilleurs, et, d’ici un an ou deux, d’avoir toujours la même équipe. Je crois beaucoup au travail suivi, afin de développer la complicité nécessaire entre les musiciens et le chef. Il faut créer un son, une couleur particulière, une intensité d’interprétation. Ce que je leur demande est très particulier et inhabituel, cela prend donc du temps.

 

Vous envisagez de jouer aussi bien sur instruments baroques que sur instruments et modernes, c’est déjà une forme de sélection pour les musiciens qui veulent vous rejoindre…

 

Oui, en audition, ils sont obligés de venir avec les deux instruments et je les entends dans Schumann, Brahms, ainsi que dans la musique baroque. Or, un instrumentiste médiocre ne peut pas le faire, on entend tout de suite les faiblesses.

 

Si Orphée est votre premier amour lyrique, pourquoi « 55 » ?

 

C’est une idée assez amusante. Le 5, c’est un chiffre qui marque ma vie. Je ne sais même pas ce qu’il peut représenter en numérologie, mais j’ai toujours habité dans des numéros 5, 55, etc., je suis née au mois de mai, et il s’est passé des tas de choses importantes dans ma vie les 5. Je trouvais cela drôle de mettre un chiffre, les noms fleuris et poétiques sont déjà pris par des ensembles de musique baroque et ils leur sont justement trop associés. J’ai donc opté pour le 5, mais on m’a dit que cela faisait un peu trop « Chanel n°5 » ! On a donc ajouté un cinq, je trouvais cela joli parce qu’en numérologie, 5 et 5, cela fait 10, c’est-à-dire 1, le symbole de l’unité, quel beau symbole pour un orchestre ! Les musiciens doivent jouer ensemble jusqu’à ne former qu’un…

 

Les ensembles et les orchestres se multiplient aujourd’hui et pour s’imposer, pour durer, ils doivent se forger une identité assez forte. Dans cinq ans, comment pourra-t-on définir Orfeo 55, quelle sera sa spécificité ?

 

C’est difficile à dire. Entre ce qu’on désire, ce qui est faisable, ce qui se présente, il est difficile d’être aussi précis. Si on crée un ensemble aujourd’hui, il faut vraiment que ce soit intéressant. Tout le monde veut créer un ensemble et diriger. Or, si vous n’avez pas un don pour la direction, un charisme particulier, une culture, une maturité et un énorme vécu musical – et je ne parle pas du travail en profondeur sur la structure, l’architecture des œuvres –, si vous n’avez tout simplement pas quelque chose de personnel à dire, alors pourquoi le faire ? C’est pénible ! On sait pourquoi certains le font, mais bon… En ce qui concerne Orfeo 55, je pense que la différence se marquera vraiment sur le plan de l’interprétation, des phrasés, dans la musicalité et les sonorités de mon orchestre, plutôt que dans la rareté des programmes.

Quant aux concerts où je chante avec la formation, c’est l’évolution de ma voix sur les cinq ou dix prochaines années qui déterminera le répertoire. Par ailleurs, nous avons la chance d’être en résidence à l’Arsenal de Metz, où une équipe formidable nous soutient dans nos projets. Nous construisons ensemble les programmes à l’avance: l’année prochaine, nous aborderons Bach et nous donnerons aussi un programme baroque autour des « rivales des castrats » avec des airs écrits uniquement pour des voix féminines. L’année suivante, nous travaillerons plutôt sur instruments modernes, par exemple la sérénade pour cordes (op. 48) de Tchaïkovski, des œuvres tout à fait différentes. Mon rêve est que l’orchestre se développe, qu’il rencontre de plus en plus de succès car ce devrait être des concerts où on ne s’ennuie pas ! Ce qui nous permettra d’engager de nouveaux musiciens et d’élargir notre répertoire. J’aimerais en particulier défendre avec eux les grands oratorios, romantiques, pas seulement les oratorios baroques. Il y a bien des projets, dans le domaine de l’opéra également. Il est très rare qu’un chanteur en pleine activité dirige. Aucune femme ne l’a jamais fait. J’aime beaucoup donner des master classes, mais je n’aurais pas le courage d’enseigner le chant au quotidien. Par contre, cela me plairait d’auditionner des chanteurs, de les engager et de les aider vocalement, c’est aussi une manière de transmettre un savoir.

 

Dans une même approche pédagogique, vous envisagez aussi d’accueillir le public à des répétitions ?

 

Oui, nous l’avons déjà fait à Metz, cela permet au gens d’écouter différemment au concert, de comprendre combien le travail de préparation est complexe et détaillé. Nous avons aussi organisé des animations pour les enfants, des répétitions au cours desquelles on leur explique les instruments, l’orchestre, la manière dont nous travaillons… C’est important, il faut penser à demain aussi.

 

En matière de répertoire ,est-ce que vous pourriez tout à la fois diriger et chanter Stunde der Seele,la pièce que Sofia Gubaidulina a spécialement écrite pour vous ?

 

C’est difficilement faisable, parce que c’est une musique extrêmement complexe sur le plan rythmique, j’aurais vraiment besoin de diriger l’orchestre en permanence et j’aurais du mal à assurer en même temps la partie de chant, qui est redoutablement difficile.

 

Les femmes qui assurent la direction d’un orchestre demeurent fort rares, faut-il y voir un des derniers bastions du machisme ?

 

Tout à fait ! C’est encore difficile pour une femme….

 

Vous disiez qu’on les associe à Mozart, à des choses légères…

 

Oui, j’ai vu pas mal de femmes diriger et c’était très souvent le cas, je ne sais pas pourquoi. C’est peut-être une question d’esthétique, un homme peut avoir à peu près tous les physiques quand il dirige, mais une femme,  comme toujours, doit être parfaite, mince, élégante, etc. J’ai très souvent vu des femmes qui étaient petites, minces sinon maigres. C’est vrai qu’il n’y a pas de secret en direction : si vous êtes un poids plume, vous n’obtiendrez pas le même son que si vous êtes un peu plus fort, je parle de puissance, pas de corpulence. Il y a des hommes petits mais qui dégagent une puissance, une énergie phénoménale. C’est peut-être une des raisons, mais pas la seule. Dans les postes à responsabilité, quels qu’ils soient, dans des entreprises ou à la direction d’un orchestre – c’est aussi un peu diriger une entreprise, quelque part –, les femmes sont encore peu nombreuses. Toutefois, cela dépend beaucoup des pays : en Scandinavie, par exemple, c’est totalement passé dans les mœurs, aux Pays-Bas également. Mais on a des surprises : en 2011, je suis invitée à diriger à Milan. Qui croirait cela des Italiens ? Ce ne sont pas forcément ceux qui ont la réputation d’être un peu  « machos » qui se montrent le plus réticents !

 

Et en tant que chef d’orchestre, vous pensez qu’on attend aussi d’une femme qu’elle se surpasse ?

 

Oui, nous sommes obligées d’être meilleures. Je chante avec des dizaines de chefs, il y a des gens merveilleux, mais il y a aussi des gens extrêmement médiocres. Si une femme dirigeait ainsi, elle se ferait jeter des tomates ! C’est sûr, on doit être meilleures parce qu’on n’est pas nombreuses. Du reste, je ne connais pas de femme qui ait vraiment réussi à percer au plus haut niveau symphonique et qui est aujourd’hui reconnue dans le grand répertoire romantique. Je vais essayer de faire mon chemin. Les mentalités ont bien sûr évolué, sinon je n’en serai pas là aujourd’hui. Quand j’y pensais il y a des années, la voix était une priorité absolue, mais de toute manière, il aurait été inconcevable d’espèrer faire une vrai carrière de chef. Même pour prendre les cours, c’était le parcours du combattant. Une femme qui veut diriger ! Une femme ne dirige pas, une femme suit, ce préjugé est tenace et encore bien présent. Les réactions des musiciens sont très intéressantes. Qui va réagir et comment ? Je remarque tout de même régulièrement que, passé la surprise des cinq premières minutes, ils semblent oublier que je suis une femme. Je suis une musicienne, je suis leur chef et ils me perçoivent généralement sans discrimination.En me lançant aujourd’hui, avec le nom que j’ai en tant que chanteuse, les musiciens ont un grand respect et cela me facilite la chose. J’ai la chance de ne pas être obligée de chercher à m’imposer, j’ai une autorité naturelle par ce que j’ai déjà montré dans ma vie artistique et c’est très agréable ! Je n’ai nul besoin de faire de l’autoritarisme. Par contre, je suis quelqu’un d’assez strict, je me montre difficile, exigeante, perfectionniste, je travaille énormément et je leur mène la vie dure car je ne lâche jamais avant d’avoir obtenu ce que je cherche. Mais je crois qu’ils savent que c’est uniquement par amour de la musique.

 

 

Vous n’avez rien à prouver non plus, vous pourriez simplement continuer votre carrière de chanteuse…

 

Exactement, je la poursuis d’ailleurs, je n’ai pas du tout diminué le nombre de concerts vocaux et je ne le ferai pas. Je me sens suffisamment forte maintenant pour mener les deux de front. Et si je dois refuser quelque chose, ce sera quand même plutôt un concert de direction. Je tiens à profiter de mes plus belles années de chant. Quand on est soliste, on n’arrive pas à un certain niveau sans cette exigence extrême avec soi-même, donc je ne peux pas imaginer de passer à côté de cette plénitude vocale.

 

Vous parliez tout à l’heure de diriger aussi des opéras, mais la direction ne va-t-elle pas vous éloigner encore un peu plus de la scène ? Vous ne pouvez pas être dans la fosse et sur le plateau.

 

L’éloignement de la scène s’est fait tout seul, bien que je chante encore une ou deux productions chaque année. Mes rôles principaux ne sont pas très nombreux : le répertoire de contralto, fort intéressant, n’est cependant pas très vaste, excepté dans le répertoire baroque, des rôles travestis le plus souvent. Or aujourd’hui, tout le monde le sait, ce sont principalement les metteurs en scène qui décident des distributions d’opéras et dans ces rôles, on n’engage guère que des contre-ténors. C’est très à la mode, et les metteurs en scène aiment avoir des hommes dans les rôles d’hommes sur le plateau, ils peuvent les mettre torse nu, les faire se raser ou les déshabiller… et moi, que voulez-vous, quand je chante Jules César, on ne peut pas me mettre en caleçon ! Pourquoi lutter contre cet état de choses ? Je serai peu sur scène, mais je serai dans la fosse avec joie et je vais diriger. En outre, je chante tous les airs d’opéra que j aime en concert, et avec un plaisir extraordinaire, parce que je ne m’occupe alors que de musique.

 

Je plains les contre-ténors que vous allez diriger !

 

[Rires] Quand ils sont bons, je les adore, je suis très amie avec certains d’entre eux d’ailleurs. En revanche, si on engage quelqu’un de mauvais simplement parce qu’on veut d’un homme sur scène, là je m’insurge car c’est idiot. Mais vous savez, je n’éprouve aucune frustration, car l’émotion intense que j’éprouve est indescriptible en chantant Mahler par exemple, avec les plus grands orchestres du monde comme le Berlin Philharmonie, ou bien en allant au bout de moi-même, de mes forces et de mon âme, en chantant le Voyage d’hiver de Schubert avec la merveilleuse Inger Södergren. Ce sont des moments inoubliables, suspendus, hors du temps et de l’espace qui nous font toucher du doigt des dimensions qui nous dépassent, …une drogue pour laquelle j’assume totalement mon addiction profonde.

 

Vous vous dites avant tout musicienne, est-ce à dire que vous ne vous considérez pas aussi comme une actrice ?

 

Mais si ! J’adore jouer, je suis née sur une scène d’opéra, mes parents étaient chanteurs lyriques, je n’ai vécu que dans cet univers. Je suis un vrai pitre, un caméléon, je peux faire n’importe quoi sur un plateau. Je retiens une mise en scène en trois minutes, cela fait aussi partie intégrante de ma personnalité.

 

Y a-t-il des rôles que vous rêvez encore d’incarner ?

 

Bien sûr, le rôle d’Erda dans le Ring de Wagner et puis certains grands rôles haendéliens, Rinaldo, que je n’ai jamais chanté sur scène, par exemple, Orlando aussi, lequel est magnifique non seulement à chanter mais à jouer. De plus, il faut une voix extrêmement grave, une vraie puissance dans les graves…

 

Une puissance qui fait défaut aux contre-ténors

 

En effet, ce ne sont pas des tessitures confortables pour eux. Mais j’ai encore du temps, les voix d’alto sont très solides et leur longévité, proverbiale !

 

 
 

 

Après avoir été invitée au gala Rameau donné pour les 20 ans des Musiciens du Louvre, vous serez à l’affiche du Giulio Cesare que William Christie va diriger à Pleyel pour les 30 ans des Arts Flos. Que représentent ces concerts pour vous ?

 

Je prépare ce genre de concerts comme n’importe quel autre concert. La différence réside dans l’émotion qui leur est associée : c’est une grande fête, on célèbre des ensembles qui ont fait un chemin extraordinaire, et j’ai pris part à ce parcours, donc c’est très émouvant. C’est aussi un peu l’occasion d’une rétrospective. Je suis toujours dirigée vers l’avant, en train de planifier et je ne me retourne pas souvent, or là j’y suis en quelque sorte obligée. C’est bien, on fait un peu le point. On court, on court et on ne se rend pas compte de tout ce qu’on a réussi à accomplir au fil du temps.

 

Et comment a évolué votre voix, justement ? En 1988, par exemple, vous enregistriez le superbe oratorio de jeunesse de Haendel, Il Trionfo del Tempo e del Disinganno, sous la conduite de Marc Minkowski, et près de vingt ans plus tard, vous l’avez repris toujours sa direction. Qu’est-ce qui a changé ?

 

Il n’y a pas une si grande différence. Quand je l’écoute, je me dis : j’arrivais déjà à faire ça, mais aujourd’hui je le fais beaucoup mieux et beaucoup plus facilement. Depuis deux ou trois ans, je commence vraiment à en profiter à fond. C’est extraordinaire. Il faut à peu près vingt, vingt-cinq ans pour maîtriser toutes les subtilités techniques d’une voix grave. Maintenant, quand j’aborde ce genre d’œuvre ou même les Himalaya tels que Le Chant de la terre – je ne m’imaginais même pas que je pourrai un jour chanter une chose aussi difficile –, je ressens un véritable plaisir parce que je m’y sens bien, vocalement parlant, je maîtrise. Et je peux, là encore, me consacrer uniquement à ce que je suis en train de transmettre, aux émotions, à l’intensité de ce que je veux donner. C’est un moment merveilleux. D’autre part, le fait d’avoir commencé à diriger m’a retiré une épée de Damoclès : jusqu’à quand cet état de grâce vocal va durer ? Quand commencera le déclin ? On ne sait pas, j’ai peut-être cinq, dix, quinze, vingt ans, je n’en sais rien, mais diriger m’a totalement libérée. Ce qui m’aurait tué, c’est d’imaginer ma vie sans faire de la musique. Bien sûr, ne plus chanter, constitue déjà un passage difficile. Comme dit Fischer-Dieskau, il y a deux morts pour un chanteur : la mort de sa voix et sa mort réelle.

 

Oui, mais, contrairement à lui, vous êtes aussi pianiste…

 

Et bassoniste, oui, mais DFD n’est pas mauvais pianiste ! J’en profite donc encore plus, parce que je n’ai plus ce stress et grâce à cela, je chanterai peut-être encore plus longtemps.

 

En d’autres mots, la musicienne profite un peu mieux de la chanteuse ?

 

Elle en profite à fond ! Elle tire partout, elle peut tout faire, alors que pendant une quinzaine d’années, j’ai affronté pas mal de difficultés en élargissant mon répertoire. Je suis heureuse de la fraîcheur et de la flexibilité que ma voix a conservée après tant d’années de chant. Au moment des anniversaires, on fait ce genre de rétrospectives. Je me revois chantant des madrigaux de Gesualdo avec Bill, j’étais un bébé chanteur, je devais avoir dix-huit ans. Je savais tout, je ne savais rien ! C’était merveilleux. Nous nous retrouvons aujourd’hui, avec quelques cheveux gris tous les deux, mais le bonheur est intact. Avec Cecilia, les retrouvailles sont aussi extraordinaires. Nous avons fait nos débuts ensemble, sur une scène française, en 1986, je crois. Nous étions les deux gamines de la production, c’était un spectacle complètement fou intitulé « La donna abbandonata », à l’Opéra de Nancy. C’était la première fois qu’elle chantait en France et la première fois que je chantais sur scène.

 

De qui était cet ouvrage ?

 

C’était un pastiche formé d’airs divers, mixés et qui formaient une histoire sur le thème de la femme abandonnée. On a rigolé pendant deux mois et on est devenue amies. On ne s’est jamais perdue de vue. Un jour, par exemple, elle se trouvait à New York et je l’ignorais, j’y chantais la troisième de Mahler au Carnegie Hall, et en arrivant dans ma loge, après la répétition, je trouve un petit mot, elle était passée pour me dire bonjour. Je crois que ces relations de la jeunesse musicale, quand elles se passent bien, sont des choses qui ne s’oublient jamais, une complicité épatante se crée.

 

Vous n’auriez pas préféré être son Jules, plutôt que Cornelia ?

 

Bien sûr ! Mais en même temps, je n’ai jamais chanté Cornelia, et ses airs sont parfois presque plus beaux que ceux de Jules, qui ne sont pas forcément les meilleurs de l’ouvrage, les plus beaux airs étant ceux de Cléopâtre et de Sesto.

 

On n’entend rarement de vrais contraltos dans ce rôle, souvent chanté par des mezzos qui n’ont pas la plénitude, la rondeur attendues dans le bas médium …

 

C’est vrai. J’ai aussi accepté parce que l’idée était de recréer la distribution originale à l’identique: les rôles créés par des hommes devaient être tenus par des hommes et ceux créés par des femmes, par des femmes…

 

Or, Cornelia fut créée par une rivale des castrats…

 

Tout à fait. Le principe ayant été bien respecté, j’ai accepté. Ce sont aussi des concerts – suivis d’un disque. Par contre, je ne sais pas si je le ferais sur scène. En même temps, c’est un défi intéressant. J’ai chanté Jules toute ma vie et chaque fois que je l’ai chanté ou que je suis allé l’écouter, quand Cornelia arrivait, je me disais : Ah non ! Pas encore elle ! Elle est tellement déprimante. Les tempi deviennent tellement lents, mais lents sans intérêt, sans soutien. C’est vraiment la pleureuse de l’ouvrage. Au premier air, je me dis : Oh, quel rôle magnifique, puis au deuxième et au troisième : ah non ! Elle ne va pas revenir. Mon objectif pour ces concerts va donc aussi être de faire en sorte que lorsque j’ouvre la bouche, le public ait envie que je revienne et que je rechante ! [Rires]

 

Vous vous voulez donc incarner une Cornelia affligée, mais combative.

 

Voilà, Cornelia est affligée, noble, c’est une femme somptueuse, pleine de douleur, certes, mais la douleur d’une femme qui n’est pas au bout du chemin.

 

Sait-on qui va remplacer Philippe Jaroussky en Sesto le 14 février?

 

Oui, c’est Anna Bonitatibus. 

 

Mais c’est une entorse au principe que vous venez d’énoncer. Ils n’ont pas trouvé un homme pour le remplacer ?

 

Je ne suis pas dans le secret des décisions. Ce qui est sûr, c’est que ces trois concerts hors norme doivent offrir un plateau de stars. Personnellement, je suis ravie, car j’adore Anna et cela va être passionant de chanter le merveilleux duo du 1er acte avec Philippe puis avec Anna à deux jours d’intervalle.

 

Puisque vous vous projetez volontiers dans l’avenir, où vous voyez-vous dans dix ans ?

 

Je me vois dirigeant beaucoup avec une carrière de chef qui se développe bien. J’aimerais avoir un orchestre symphonique toute l’année. Je me vois chantant beaucoup mais uniquement ce que j’aime avec les gens que j’aime, parce que je pourrai opérer des choix encore plus sélectfis qu’aujourd’hui et dire non quand je n’ai pas envie. Je le fais déjà, mais je ne le fais pas encore toujours. Je me dis que le bonheur suprême serait effectivement de ne faire que ce que l’on aime avec qui on aime.

 

Je vous demandais où vous seriez dans dix ans, et, en fait, vous me décrivez une situation idéale. Vous ne cessez jamais de rêver ? 

 

Oui, oui, je rêve, comment vivre sans rêver ? En plus, j’essaye de faire en sorte que mes rêves deviennent réalité. J’aime aussi les combats, comme faire comprendre au public et aux organisateurs qu’il ne faut pas non plus abandonner le récital. En ce moment, on vit une folie baroque, tout le monde veut du baroque, les festivals, etc., on supprime les récitals et on en fait un art intellectuel, ennuyeux, difficile, contraignant, oubliant que les mélodies de Schubert ont été écrites et chantées dans des cafés ! C’était du folklore, quelque chose d’extrêmement populaire, de la chanson améliorée à l’époque. Je continuerai à me battre pour le récital. Les quatuors à corde, c’est pareil, il devient très difficile de les programmer. La musique a besoin de toutes ses formes.

 

C’est comme la biodiversité, en somme ?

 

Exactement, c’est de la biodiversité, de la génétique. On est heureux quand on est emporté par une symphonie de Brahms, mais aussi quand on a pu écouter un trio de Schubert, un lied de Schumann ou un air de Haendel. C’est la raison pour laquelle je n’ai jamais réussi à me spécialiser.

 

Votre approche doit rassurer ceux qui, de plus en plus nombreux, développent une allergie au purisme et au cloisonnement qui frappe le classique. On ne peut pas vous réduire à une étiquette.

 

On n’a jamais pu et cela a gêné beaucoup de gens. On m’a conseillé, depuis que je suis très jeune, de me spécialiser, me prédisant que je risquais de ne pas faire une grande carrière si je ne choisisais pas ! Ce n’est pas que je ne voulais pas, j’en suis incapable ! En ce moment, je suis en plein Haendel et j’adore, mais dans deux mois, je sais que j’en aurai assez et que je serai ravie de revenir à la Belle Meunièreque je vais chanter à Paris le 5 mai. Tiens, le cinq, cinq… Chaque élément apporte tellement aux autres, c’est se scléroser que de se focaliser sur un seul. Un musicien baroque qui ne chante que du baroque, au bout de deux ou trois ans, cela ne sonne que baroque. La voix ne va pas se développer, s’ouvrir. De la même manière, un artiste qui n’interprète que les grands ouvrages, au bout d’un moment, aura beaucoup de mal à revenir à une grande intimité. J’ai toujours travaillé ainsi avec ma mère, elle m’a toujours formée dans ce sens de l’éclectisme. Une voix comme la mienne, qui était comme une grosse pierre brute et ne vocalisait pas, devait vocaliser comme une voix aiguë, pour ouvrir les possibilités. Hans Hotter, qui a été mon maître dans le lied, avait une voix gigantesque, il a été un des plus grands Wotan du siècle, or il chantait un lied de Schubert en le murmurant et des cantates de Bach jusqu’à quatre-vingts ans. Un véritable artiste ne peut pas se spécialiser. Bien sûr, nous avons tous des œuvres dans lesquelles nous nous sentons mieux, que nous préférons, qui nous touchent plus, il faut les privilégier, mais se spécialiser dans une seule période de la musique ou une seule manière de la jouer ou de la chanter, c’est insupportable ! La diversité de l’écoute est essentielle pour le public, mais aussi pour nous-mêmes. Quand on reprend le répertoire romantique alors qu’on vient de faire du baroque, on a une manière beaucoup plus pure de le chanter. Tout à coup, nous développons une autre lecture de la partition. C’est ainsi qu’on se renouvelle et qu’on peut survivre. Contrairement à ce qu’on m’avait prédit, je suis toujours là, bien que je n’aie jamais pu me se spécialiser. Je donnais récemment l’exemple des séances de travail sur l’Agnus Dei [Messe en si de Bach] avec Karajan, qui étaient inoubliable. Or, on l’a enregistré avec Minkowski, récemment, et des critiques anglais ont écrit que depuis Karajan, on n’avait pas connu une version aussi lente. C’était un enregistrement live et on a retenu la prise entière, ce jour-là, j’ai pris ce tempo organique de Karajan. A l’époque, j’étais très jeune, je comprenais ce qu’il désirait, mais je savais d’instinct que je n’avais pas encore la maîtrise suffisante pour y arriver pleinement, or, ce tempo est ressorti vingt après ! Marc l’a aimé et l’a suivi. Cette interprétation est intemporelle. On a des instruments anciens, certains phrasés baroques, chantés sans doute avec une certaine pureté, mais Karajan aussi aimait la pureté. Que veut dire la « spécialisation » ? On aurait pu faire la même chose avec des instruments modernes, cela aurait sonné un peu différemment au niveau de la couleur orchestrale et un demi-ton au dessus, bien sûr. C’est tout.

 

La connaissance du style doit rester un moyen de servir l’œuvre, sans devenir une fin en soi…

 

Mais qu’est-ce qui compte ? L’émotion, l’intensité, ce qu’on va faire ressentir aux gens, le reste, quelle importance ? Ras le bol des intellectuels de la musique, des analyseurs qui ne dépassent pas l’analyse ! Des musicologues sur la scène ! Bien évidemment, l’artiste doit en passer par là, mais cela doit rester notre processus intérieur, celui à partir duquel on construit nos interprétations, et nos secrets de fabrication. Aujourd’hui il faut tout déballer, on doit connaître le pourquoi du comment, mais moi je ne veux pas savoir quel est le « truc » du magicien pour faire disparaître la dame dans la boite ! Sinon tout mon rêve est détruit ! La magie c’est cela, et au concert aussi. Mahler a dit : « l’essentiel de la musique n’est pas écrit dans les notes »… Comment exprimer mieux la vérité de notre art ? Je ne passerai pas des heures pour vérifier si dans telle partition la 3ème note était un Do et pas un Fa en 1823! Cela ne m’intéresse pas du tout. Je ne suis pas un rat de bibliothèque, je ne fouille pas les manuscrits, je fouille les âmes…

 

Propos recueillis par Bernard Schreuders

Bruxelles, 29 janvier 2010

 

Prochains concerts de Nathalie Stutzmann

 

– 2 février 2010 : Arsenal, Metz – Haendel et Vivaldi avec Orfeo 55

– 4 février 2010 : Salle Gaveau, Paris – Haendel et Vivaldi avec Orfeo 55

– 9, 12 et 14 février 2010 : Salle Pleyel, Paris – Giulio Cesare, avec les Arts florissants

– 20 février 2010 : Palau de Musica, Valencia – Stabat mater et cantates de Vivaldi avec Orfeo 55

– 22 février 2010 : Madrid – Stabat mater et cantates de Vivaldi avec Orfeo 55

– 14 juillet 2010 : Saint Riquier Festival – Stabat Mater de Pergolesi avec Lisa Larsson et Orfeo 55

– 27 juillet 2010 : Sisteron Festival – Stabat Mater de Pergolesi avec Lisa Larsson et Orfeo 55

– 28 août 2010 : Festival de Sablé sur Sarthe – Les rivales des castrats, avec Orfeo 55

– 21 novembre 2010 : Arsenal, Metz – concert Bach avec Orfeo 55

– 2, 3 décembre 2010 : Bordeaux – concert Bach avec Orfeo 55

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