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Alain Duault : « Ma dernière lettre à Béatrice »

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Actualité
21 juillet 2025

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Chère Béa, tu as été, on l’a répété, une des plus grandes, sans doute la plus grande Carmen de l’époque : tu l’as chantée partout, de l’Opéra de Paris aux Chorégies d’Orange, de la Scala de Milan au Metropolitan Opera de New York ou du Colon de Buenos Aires au Liceo de Barcelone mais encore au Japon, en Russie, à Vienne, à Londres, à Turin, à Houston… : partout ! Mais tu n’as pas fait que le chanter, tu as su te couler dans la peau de ce « personnage » qui te ressemblait tant – pas seulement physiquement mais aussi moralement.

Car tu étais une femme belle, farouche, ardente, flamboyante, du fait de ton ascendance espagnole : ton père, le grand peintre Antonio Uria Monzon, qui a su faire exploser dans son œuvre la force poétique de la couleur, ses brûlures sombres, cette richesse chromatique dans laquelle, dès ta jeunesse, tu t’es baignée, t’a fait découvrir son monde qui, pour toi, est devenu le monde. Tu t’es jetée à ce feu. C’est pourquoi cet esprit de Carmen t’habitait, bien avant que tu l’interprètes. Et c’est ce même esprit qui t’a menée sur tous les chemins de ta vie.

Tu me le disais il y a à peine un mois, nous nous connaissions depuis trente-huit ans : j’ai ainsi pu appréhender les nervures de tes angoisses, le dessin de tes rêves, le poids de ton inquiétude quasi consubstantielle. Quand, au sortir d’un spectacle où tu avais été ovationnée, tu me disais, dès que nous étions seuls, « Dis-moi maintenant, toi, ce qui n’allait pas, car j’ai été mauvaise : dis-moi la vérité ! ». Et ta vérité ne pouvait qu’être noire, fuligineuse, insupportable. Enigmatique parfois, souvent.

Car comme Carmen, tu as vécu, tu as aimé, tu as souffert. Et comme elle, tu es toujours restée jalouse de ton indépendance. Jusqu’à tutoyer les gouffres, ce maelström qui était en toi et te rendait si intransigeante et en même temps si fascinante. Tu étais une femme complexe, riche de tout ce que tu portais et t’habitait, riche aussi de ceux que tu as aimés dont pourtant ton exigeante intransigeance t’a parfois poussé à jouer contre toi-même quand le bonheur était à portée de main… Jérôme, ton dernier compagnon, qui a su te regarder avec tant de tendresse, savait aussi que tu avais parfois besoin de silence, de retrait, d’absolue nudité mentale pour te nourrir de ta propre substance.

Mais si tu étais secrète, tu étais aussi éclairée de l’intérieur, sombre comme ce portrait de toi peint par ton père qui accueillait tes visiteurs à Lusignan, mais aussi rayonnante, profondément, absolument vivante, rieuse, drôle, gourmande, aimant à partager les bonnes choses, cette brouillade aux truffes par exemple que tu savais faire comme personne (et qui me manquera à jamais), et donc si émouvante au-delà de tes angoisses que tu savais ainsi dissoudre dans les grandes tables d’amitié.

C’est ce qui, même si tu avais un agréable appartement à Paris, derrière l’Opéra- Bastille, faisait que c’est « chez toi », comme tu le disais, que tu aimais te retrouver, à Lusignan, près d’Agen, dans cette grande maison posée au milieu de la nature où ton père, réfugié, trouvait son inspiration colorée, et où il est mort, où ta mère t’a élevée, et où elle est morte, où tu as commencé à chanter, dans les chemins, dans les prés, ou dans la petite église du village qui jouxte la maison en surplomb de la vallée : tu avais, me disais-tu, un besoin physique d’aller te ressourcer régulièrement dans cette belle nature, d’y marcher, d’y courir, d’y rêver et d’y faire les travaux indispensables à l’entretien du domaine. Et tu y as même planté des chênes-truffiers : il fallait te voir, en pataugas et en treillis, à genoux dans la terre grasse, y enfoncer l’un après l’autre ces quelques quatre cent petits arbres – parce que la terre, cette terre, t’inspirait. C’est à Lusignan que tu venais aussi travailler tes rôles, obstinément, continûment car, tu le répétais sans cesse, « le don n’est qu’une toute petite parcelle de la réussite, le travail est l’essentiel ».

Mais tes obligations te contraignaient à quitter régulièrement ce havre de paix en sautant dans le train pour Paris. Obligations privées d’abord puisque tu es mère d’une grande fille, Cassiana, que tu retrouvais quand tu le pouvais, entre deux avions, deux concerts, deux répétitions : s’il y a beaucoup d’amour, tout n’est pas toujours facile à vivre pour une femme, mère et star du chant. Et aussi obligations professionnelles, les spectacles, les récitals, les galas, avec le cortège des répétitions et toujours ces ultimes moments avant l’entrée en scène, cette intimité, cette concentration, cette tension. Jusqu’aux applaudissements qui te saluaient… mais ne calmaient pas ton inquiétude.

Alors bien sûr il y a eu Bizet mais aussi Massenet, Berlioz, Ambroise Thomas, Poulenc, Saint-Saëns, Offenbach, et puis dans le répertoire italien, les héroïnes de Bellini, Donizetti, Verdi, Puccini, Mascagni, Cilea ou encore Wagner avec la Vénus de Tannhäuser et Bartok, chanté en hongrois dans Le Château de Barbe-Bleue. Et puis, ces dernières années, ce nouveau défi, celui d’ajouter à tes rôles de mezzo quelques rôles de grands sopranos dramatiques, à commencer par cette Tosca à laquelle il a fallu te pousser : tu n’y croyais pas, nous n’étions que deux à y croire, Raymond Duffaut, ton « père dans le chant » et moi. Raymond t’a offert son théâtre, l’Opéra d’Avignon, tu y as chanté ta première Tosca, tu n’as plus cessé ensuite – et pourtant toujours, à l’issue d’une série de représentations, cette inquiétude, cette « bile noire », l’ancien nom de la mélancolie, qui te rongeait le cerveau. Déjà. Tu t’étais remise avec humilité à travailler ta voix, ses couleurs, pour incarner ces femmes qui t’inspiraient : Tosca, Lady Macbeth, Gioconda, quelques autres… Tu as même osé relever le défi de ce spectacle que j’avais écrit pour toi, Maria Callas, une passion, un destin, dans lequel tu chantais, pari fou, une dizaine des plus grands airs du répertoire de la fameuse diva.

Voilà, c’est à la fois ce charisme et cette fêlure, cette voix d’ambre et cette part d’ombre, cette noblesse et cette vérité de femme, qui t’a faite unique, inoubliable. Farouche comme la Carmen de Bizet, sombre comme l’Eboli de Verdi, sensuelle comme la Vénus de Wagner, brûlante comme la Tosca de Puccini, une femme tout simplement, à laquelle la vie a beaucoup appris, qui a su se battre pour gagner mais qui savait que tout est fragile, la voix, l’amour, le destin.

Alain

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