Pour les mélomanes peu familiers avec le répertoire baroque qui ne se souviennent plus exactement qui était André Campra, rien de tel que de se replonger dans l’increvable Rebatet et son Histoire de la musique. « C’est le compositeur français le plus italianisé de son époque, usant des ornements, de ces effets vocaux sur une syllabe longuement répétés que réprouvait le rationalisme de Lully. (…) A vrai dire, il n’y a pas l’ombre d’un sentiment religieux dans ses psaumes, ses motets, son Requiem, travaux d’un abbé de cour qui prélude au style galant. » Bigre, la charge est lourde. Elle est un savant mélange de vrai et de faux. Il est exact que la musique de Campra fait une part plus belle à l’hédonisme que celle de ses contemporains. De là à affirmer que sa musique religieuse est vide de foi … Un tel commentaire rejoint le bêtisier de ceux qui condamnent les messes de jeunesse de Mozart ou le Requiem de Verdi au nom d’un jansénisme musical de mauvais aloi. Opposer jouissance musicale et sentiment religieux est simpliste et faux. Comment nier l’impact psychologique des cinq premières minutes de ce Requiem, où Campra accumule les moyens d’expression avec une maestria confondante, pour exploser dans un océan de douleur, le tout sur un ton qui reste constamment élégant ? La suite de l’œuvre est certes d’une atmosphère plus légère, et s’ouvre généreusement aux rythmes de danse, mais est-il si indigne de lier la mort au mouvement, lorsqu’on se rappelle la floraison des danses macabres dans l’art médiéval, tenu en si haute estime par les censeurs du style galant ?
La discograpĥie du Requiem est réduite mais de qualité, avec au sommet la version enregistrée par Philippe Herreweghe et La Chapelle Royale en 1987 (Harmonia Mundi). Plus récemment, Sébastien Daucé (encore Harmonia Mundi) ou Emmanuelle Haïm (Erato) ont apporté de belles pierres à l’édifice. La contribution de William Christie était attendue. Après tant de jalons dans le répertoire français de l’époque, on était curieux de voir comment le chef allait aborder ce chef-d’œuvre. Sans surprise, Christie privilégie la clarté des lignes à l’effet dramatique. Tout du long, c’est la certitude du salut qui se fait entendre, plus que la peur de la damnation. Lucien Rebatet aurait sans doute trouvé cela trop « galant », mais c’est une perspective qui se défend parfaitement. On se laisse emporter par cette battue sereine, régulière sans jamais être monotone, qui sait équilibrer les plans sonores tout en faisant ressortir tel contrechant ou tel détail instrumental. Tout s’écoule avec un naturel qui dénote l’interprète rompu à ce répertoire.
Les Arts Florissants sont en effectif plutôt fourni : 17 choristes et 21 instrumentistes, auxquels il faut rajouter 6 solistes vocaux. On ne sait que louer le plus, de l’homogénéité du chœur, de sa diction précise (attention : prononciation française du latin, comme on pouvait s’y attendre) ou de la ductilité qui émane de chacun des pupitres de l’orchestre. Tout se passe comme si ces musiciens avaient acquis une familiarité totale avec l’œuvre. Les solistes se fondent dans l’ensemble avec un sens du collectif qui force le respect. Même si, face à une esthétique aussi globale, il est de mauvais aloi de juger séparément les prestations, on épinglera particulièrement les flûtes de Serge Saitta et Charles Zebley, d’une transparence qui évoque la gaze et la soie.
En complément de programme, le Miserere de 1725 fait bonne figure. Campra y adopte un ton plus contrit que dans le Requiem, avec un chromatisme omniprésent, mais sa vitalité italienne n’est jamais très loin, comme en témoigne l’efflorescence chorale du « Libera me de sanguinibus ». Les interprètes y sont tout autant à leur aise que pour le Requiem. Le minutage total du disque, plus d’1h20, la qualité du programme et de l’interprétation en font une initiation idéale à l’univers de Campra.