Un recueil publié en 1729 à Naples, intitulé Tragedie Christiane, rassemblant des drames en 5 actes du duc-poète Annibale Marchese (1), est la source unique de cet enregistrement. L’auteur, ardent défenseur des Habsbourg et du catholicisme romain, laisse une œuvre apologétique (2) qui, outre ses qualités littéraires reconnues, sera illustrée par une dizaine de compositeurs. Le recueil reproduit l’intégralité des partitions de ce qu’on appellerait maintenant des musiques de scène, ce qui est certainement sans équivalent dans l’Italie du temps. Stefano Aresi (3), à qui l’on doit cette restitution, a présidé au travail de recherche musicologique qui le sous-tend : sans doute est-on rarement allé aussi loin pour rendre vie à ces pages singulières, toutes inconnues jusqu’à présent. Chacune fait appel à une voix accompagnée au clavecin, et seul un spécialiste pourrait déceler ce qui caractérise chaque compositeur, tant elles participent de la même veine artistique. En effet, les dix compositeurs représentés, chacun par cinq pages, sont tous napolitains, de naissance ou d’adoption, sauf Hasse, et appartiennent à la même génération (celle des Bach, Haendel, Vivaldi, Rameau et autres). Une large palette des affects, à l’exception du lamento, s’y trouve illustrée, le syllabisme prévaut, auquel on n’échappe que rarement. Strophiques, elles sont parfois variées dans la répétition des couplets. Seules les pièces de Hasse et de Vinci font exception. L’écriture du clavecin, conventionnelle, recèle cependant quelques trouvailles qui retiennent l’attention. Andrea Friggi, au clavier, n’appelle que des éloges, au jeu clair, dynamique, soucieux de la voix qu’il accompagne. Son instrument paraît un peu grêle par rapport à la voix, habitués que nous sommes à des prises artificielles qui les équilibrent, ou à la réalisation à la basse continue. Mais c’était la réalité.
L’auditeur est invité à imaginer la scène et à visualiser l’action dramatique à partir du résumé de chaque drame (4), que reproduit le livret d’accompagnement. Cependant, l’écoute, fut-elle distraite, privée du contexte, est réjouissante, variée malgré la relative uniformité (voix de femme et clavecin) et les reprises mélodiques. L’enregistrement inclut des pièces instrumentales additionnelles, qui faisaient partie de l’environnement dramatique de la période : ballets, danses de cour etc.
La distribution, prestigieuse, familière de ce répertoire, ne doit cependant pas faire illusion : chacune des cantatrices intervient, seule avec le clavecin, dans un, deux ou trois ouvrages et l’enregistrement ne réunit jamais les solistes, puisque les œuvres sont ainsi faites. Toutes les voix ont en commun une technique et une connaissance stylistique des plus sûres. Valeria La Grotta est la soliste de Il Domiziano (Carapella), puis de I Massimini (Sarro), enfin de Il Maurizio (Mancini). Voix projetée, stylée, au solide medium, elle séduit par la gravité de ton de O de’ gran Favi sangue pregiato, du premier, comme par la bonne humeur de Città fida, città forte, du second. Leonardo Vinci est confié à Giuseppina Bridelli, beau mezzo, dont on retient particulièrement son S’ergan archi trionfali, qui force l’admiration. On retrouve avec un égal bonheur Ann Hallenberg, interprète de Hasse, puis de Porpora. Elle remplit parfaitement son contrat, quelle que soit la difficulté technique de chaque pièce. Ainsi a-t-elle l’occasion de faire montre de ses rares qualités de virtuosité dans le S’apre ohimè la terra sur lequel s’achève la musique de La Draomira, puis dans L’Ermenegildo (de Porpora). La plénitude du chant, sa vigueur, son aisance et ses couleurs sont admirables. Francesca Cassinari nous vaut un beau Flavio Valente, de Durante, et sa Sofronia (de Leo) est une révélation. La joie de D’aura lieta allo spirare rayonne. Quant à Anastasia Terranova, elle nous révèle l’Eustachio, de Fago, comme Il Rodolfo de Giacomo Francesco Milano Principoe di Ardore, dont tout reste à découvrir. La colère, sinon la fureur, de Sempre più perfida Giudea nemica est parfaitement traduite, par une voix ductile, riche en couleurs, d’une technique affirmée. L’ample Numi eterni, eccelsi Numi impressionne par sa richesse expressive.
Outre les fanfares, pastiches dus au trompettiste de l’ensemble, des intermèdes instrumentaux du début du XVIIIe siècle séparent les drames, seules interventions de l’ensemble que dirige Stefano Aresi. Brefs, variés, les balli marquent le retard stylistique de la musique instrumentale, qui plonge ses racines dans celle de la Renaissance et du premier baroque, par rapport à l’épanouissement de la vocalité. Cependant, le spectaculaire et bref Ballo de’ morti impressionne, comme la plénitude mélancolique du Ballo del pescatore. Les pièces de Bartolomé Ferriol y Boxereaus réjouissent, confiées le plus souvent à de valeureux solistes.
La riche plaquette d’accompagnement, en anglais, explicite les sources, la démarche, les interrogations que suscitent ces œuvres. Les textes chantés et les résumés des ouvrages où les chants s’insèrent sont publiés en anglais.
Plus qu’un aimable divertissement, la révélation d’une face cachée de la musique vocale baroque, qui ne se réduit pas à l’opéra, à l’oratorio et à la cantate. Des voix superlatives, dont le chant et la langue éblouissent.
1. Le second volume est illustré de gravures d’après Francesco Solimena (1657-1747) et comporte la musique, gravée elle aussi, des tragédies.
2. En 1740, il quittera ses fonctions de gouverneur de Salerne pour embrasser la Congrégation de l’Oratoire (Philippe de Néri) et se consacrer à l’étude et à la prière jusqu’à sa mort.
3. Depuis quinze ans, à la tête de son ensemble Stile Galante, Stefano Aresi nous livre annuellement le fruit de ses découvertes, servies par des distributions toujours aussi justes que prestigieuses.
4. Cette pratique renvoie à celle des Collèges de Jésuites, qui, annuellement, produisaient des drames édifiants qui comportaient des musiques de circonstance, dont hélas la plupart n'ont pas été conservées.