La récente publication du Erik Satie de par Christian Wasselin a été l’occasion de l’écoute de nombreux enregistrements, de son œuvre vocale tout particulièrement. Etrangement, nous avions oublié celui réalisé par Barbara Hannigan. On sait que si la soprano et cheffe canadienne chante le plus large répertoire depuis le baroque, c’est aux deux siècles passés et à notre temps qu’elle emprunte ses œuvres de prédilection. Aussi, comme l’enregistrement était toujours disponible, il nous a paru intéressant d’en rendre compte, bien que publié en 2016. Le regretté Reinbert De Leeuw, un merveilleux pianiste, amoureux de Satie (1), que le chef a quelque peu éclipsé, participe à la réussite de cette réalisation.
Le programme en est éclectique, réservé exclusivement au Maître d’Arcueil. Une belle progression, qui évacue les chansons de caf’conc’ (de Je te veux à Allons-y chochotte), l’autre face de ce Satie-Janus, pour couvrir plus de trente ans de création. Il s’ouvre sur trois mélodies écrites en 1886, alors qu’il sort du Conservatoire les mains vides. Courtisant des modistes, le musicien de vingt ans avait fait la connaissance de Contamine de Latour (pseudonyme d’un poète, écrivain et journaliste espagnol quelque peu oublié). Leur compagnonnage sera riche en œuvres. C’est le symbolisme qui imprègne ces trois premières pièces, toutes adoptant des tempi lents ou très lents, contemporaines de la Symphonie en ré mineur de César Franck. Prosodie syllabique, souple, pour des harmonies riches qui ponctuent le chant, c’est déjà du Satie. Font suite, Trois autres mélodies où deux sur des textes de Condamine de Latour (1886, 1887) encadrent une Chanson médiévale, de 1906, signée Catulle Mendès.
Les deux premières, qui adoptent la même structure (3 parties identiques que seul le texte renouvelle), tous premiers essais, attestent les limites du jeune compositeur. Elles ne laissent pas indifférent, la clarté de l’émission, l’absence d’effet ou de surlignement traduisent déjà le dépouillement, l’ascèse qui marqueront l’art de Satie. La mélancolie de Sylvie, dont la mélodie se renouvelle, est bien traduite par la voix, inexorablement ponctuée au piano. Désabusée, la Chanson qui ouvre le second recueil, use du même procédé d’écriture que les deux premières de la précédente livraison. La Chanson médiévale, d’une extrême simplicité, marque une évolution. Les Fleurs, sur un beau poème, au sourire ému, ont également séduit Melody Louledjian, dont on préfère ici la fraîcheur naïve. La fascination exercée par Péladan fut de brève durée, mais nous vaut quelques pièces singulières, dont cette « Hymne pour le « Salut drapeau » du « Prince de Byzance », de 1891. En rien martiale, empreinte de mysticisme éthéré, la mélodie, d’une fluidité constante, avec une métrique changeante, mais à peine perceptible, confirme la pureté de l’émission comme la complicité constante du piano. A peine discerne-t-on ici ou là quelques intonations forcées, liées au caractère des chansons.
« Acte de piété, rêverie d’artiste, humble hommage » ainsi le compositeur présentait-il ce qui allait constituer son chef-d’œuvre, créé par Jeanne Bathori. A tort, Socrate paraît mal aimé des producteurs comme des programmateurs de concert. Depuis 1952 (René Leibowitz accompagnant Violette Journeaux), on dénombre seulement douze ou treize intégrales (2), dont peu de disponibles, très inégales, d’autant que trois versions s’en partagent la réalisation : avec piano, avec orchestre ou ensemble, enfin dans une singulière réduction, sans la voix, pour deux pianos de John Cage. Il faut ajouter La mort de Socrate, dernier volet de la trilogie, qui a fait l’objet de quelques gravures indépendantes. C’est fort peu, pour cette Passion de philosophe, lumineuse et d’autant plus émouvante que son récit bannit toute effusion. Socrate, « œuvre maîtresse » de Satie, déroute celui qui en attend ce mélange de facétie et d’ascèse qui caractérise son œuvre pour piano. Aux antipodes du cabaret et de la gouaille, ce n’est pas pour rien si Milhaud, Sauguet, et quelques autres s’en sont fait les avocats engagés. « Blanche et pure comme l’antique », la lecture que nous en donnent nos deux complices n’appelle qu’admiration. Comment résister à l’émotion, au charme fascinant de cette prose déclamée en musique, à peine postérieure au Pierrot lunaire ? Même si la partition est écrite pour quatre voix (féminines), « Satie au fond, ne voulait qu’un seul personnage : un volume des Dialogues de Platon (…) entre les mains » (Anne Rey). C’est chose faite, admirablement. Evidemment, le récit de la mort de Socrate, débarrassé de tout pathos, sur la progression inexorable du temps marqué par la basse, atteint à la transfiguration, spirituelle. Avec gravité et simplicité, la cantatrice touche. Le portait de Socrate, qui introduit l’ouvrage, fait intervenir Alcibiade, puis Socrate, ici confiés à sa seule voix. Les Bords de l’Illissus, où Socrate et Phèdre s’entretiennent, sous leur prosaïsme apparent, chantent une nature souriante, à la sensualité fraîche. La Mort de Socrate, rapportée par Phédon, nous conte avec une sérénité tranquille, les derniers moments du « plus sage et du plus juste de tous les hommes ». Graves, sans la moindre emphase, le chant et le piano nous font partager l’émotion vraie, naturelle que porte une musique à nulle autre pareille. Est-il besoin de signaler que le français que nous écoutons avec ferveur n’a rien à envier à celui d’interprètes natifs ? Un enregistrement rare, essentiel.
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(1) Reinbert de Leeuw fut un ardent défenseur de Satie, en même temps qu’Aldo Ciccolini, dont le témoignage discographique a éclipsé les autres interprètes, même d’égal talent. (2) Suzanne Danco l’avait enregistré avec Darius Milhaud à la baguette, à Rome en 1954 (INA) ; Henri Sauguet accompagna au moins deux chanteurs (Anne Laloë, pour Chant du Monde ; et, auparavant, Paul Derenne, dans la seule Mort de Socrate).