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Jeanine De Bique : « Quand j’ai entendu mon premier opéra, je suis restée sans voix ! »

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Interview
3 décembre 2018
Jeanine De Bique : « Quand j’ai entendu mon premier opéra, je suis restée sans voix ! »

Infos sur l’œuvre

Détails

Annio la saison dernière dans La Clemenza di Tito si controversée de Theodor Currentzis, c’est en tête d’affiche que Jeanine De Bique se produira au TCE le 10 décembre. Au programme : une version de concert de la Rodelinda montée à Lille cet automne sous la conduite d’Emmanuelle Haïm et dans la vision, enfantine et onirique, de Jean Bellorini. La diva des Caraïbes revient sur une prise de rôle qui l’a visiblement transformée et nous éclaire sur sa trajectoire. 


Avant de chanter Rodelinda, vous appréciiez déjà la complexité du personnage, mais également son humanité. Votre conception a-t-elle changé depuis le début de cette production ?

Nous nous sommes littéralement captivées l’une l’autre. La connexion a été instantanée, dès que j’ai lu la partition. Rodelinda est devenue en quelque sorte mon professeur en matière de courage, de sagesse, de résilience et de leadership ! En tant que femme, je me suis identifiée à sa tendresse mais également au risque qu’elle prend ainsi qu’aux valeurs qui sont en jeu dans cette prise de risque. Je me sentais en sécurité avec elle. C’est devenu de plus en plus réel et passionnant au fil des représentations, me poussant à faire preuve d’audace et à me confronter à des choses en moi qui ne demandaient qu’à être libérées. Rodelinda devenait un exutoire pour exprimer tout ce en quoi je crois et pour lequel je me bats au quotidien. J’ai eu la chance de pouvoir m’appuyer sur des expériences similaires tirées de ma propre vie pour incarner le rôle, ce qui a rendu les choses plus faciles, quelquefois aussi plus difficiles mais en même temps belles. Je m’identifiais tellement au rôle que parfois j’avais du mal à me retrouver moi-même après une représentation. Rodelinda faisait toujours partie de moi. Chaque performance différait subtilement de la précédente, comme ce que j’apprenais du rôle et nous évoluions de manière harmonieuse. Ma conception initiale n’a pas changé, elle est devenue plus concrète et le rôle me fascine.  

Au début de l’Acte II, Rodelinda déclare qu’elle n’épousera Grimoaldo que s’il tue son fils devant elle. Maintenant que vous avez chanté le rôle, comment comprenez-vous un tel chantage ? 

Ce passage de l’opéra est incroyable et fait réfléchir. Nous assistons à des négociations très intenses et qui impliquent une femme pleinement consciente de son pouvoir, une femme que son règne a rendue très perspicace et qui est en même temps déterminée à prendre des risques pour sa famille. En suggérant le sacrifice de son plus grand amour, son fils et bien qu’il s’agisse là de son pire cauchemar, elle montre non seulement qu’elle a beaucoup d’assurance mais aussi qu’elle a évalué en profondeur la situation où elle se trouve et l’avidité de l’homme avec qui elle doit traiter. Elle a bien compris la gravité de sa demande, elle en comprend l’enjeu, car elle sait à quel point il est important pour Grimoaldo qu’elle accepte de devenir sa femme et la nouvelle reine. Mais elle sait également qu’il ne prendrait jamais le risque de tuer son fils parce que, justement, il veut qu’elle vienne à lui et se soumette. Elle dit : « Penses-y et sache que quand tu seras mon mari et moi ta femme, j’épouserai la vengeance et toi, la mort ! » Elle sait néanmoins qu’elle prend un risque en affirmant cela, mais c’est un risque qu’elle veut courir. Alors que Grimoaldo lui a tout pris –  son trône, son pays –, l’amenant à croire qu’il a assassiné son mari, elle a besoin de s’assurer qu’il ne parviendra jamais complètement à ses fins, à en faire sa reine. C’est incroyable de voir avec quelle force l’intuition féminine nous guide dans les circonstances les plus sombres, quand nous affrontons la peur et les menaces, et nous permet de protéger ceux que nous aimons. 

Quels sont vos meilleurs souvenirs de cette production ?

Je distinguerais trois moments. Bien sûr le duo de Rodelinda et Bertarido. Cette musique est un chef-d’œuvre et le Da Capo qu’Emmanuelle a élaboré avec nous était envoûtant. La scène de récitatif avec Eduige avant « Se’l mio Duol » était le moment le plus drôle [la rencontre prend la forme d’un tableau en ombres chinoises]. Avery [Amereau], Jean [Bellorini, metteur en scène] et moi avons pris beaucoup de plaisir à travailler cette scène. Nous riions chaque jour avant de la jouer à tel point qu’il était difficile de rester concentrés. Plus elle ressemblait à une bande dessinée et plus elle devenait amusante, mais cela signifiait aussi que nous devions souvent l’interrompre et recommencer. Mais « Se’l mio Duol » est le passage que je préfère. C’est la seule aria dans tout l’opéra que j’ai moi-même mise en scène. Jean m’a guidée et m’a permis d’arriver au cœur même d’un suicide mental où la douleur voisine avec le désespoir, l’épuisement, mais aussi l’espoir et l’amour – tout ce qui fait Rodelinda.  

Avant ce spectacle, de Haendel, vous n’aviez interprété que le rôle-titre de Semele à la Manhattan School of Music. Comment vous êtes-vous préparée, sur le plan stylistique, notamment pour ornementer les Da Capo ?

Le Fetonte de Jommelli, dans lequel je chantais le rôle de Climene au Théâtre d’Heidelberg, fut ma première expérience scénique dans l’opéra baroque. J’ai eu la chance de travailler avec de merveilleux musiciens spécialisés dans ce répertoire. C’est alors qu’a véritablement commencé mon immersion dans le baroque. Je suis très attirée par sa spécificité et dans le cas de Rodelinda, j’étais aussi fascinée par l’intensité émotionnelle que je devais m’approprier tout en mêlant harmonieusement ma voix aux autres instruments. Ma musicalité et mes compétences pianistiques m’ont aidée dans l’apprentissage de la partition. Cependant, un nouveau monde s’est ouvert à moi lorsque j’ai travaillé avec Emmanuelle Haïm. Nous avons investi ensemble les Da Capo, découvrant ce qui convenait le mieux à ma voix et en même temps aux affects de chaque aria, évidemment dans le respect du style. J’avais littéralement une bibliothèque humaine devant moi ! J’ai appris énormément sur le style et les règles de composition du baroque et je lui suis infiniment reconnaissante d’avoir partagé ses connaissances. 

Vous incarnerez Cléopâtre la saison prochaine, mais y a-t-il d’autres rôles de Haendel ou plus largement de compositeurs baroques que vous aimeriez aborder ? 

Oui, certainement ! J’ai aussi été engagée pour chanter le rôle-titre de L’Incoronazione di Poppea et je m’en réjouis. Alcina est un autre rôle que j’aimerais vraiment interpréter. C’est un personnage que je peux facilement incarner. Rameau, Vivaldi, Purcell et Lully sont également des musiciens que j’aimerais explorer. Cela m’enthousiasme quand j’entends des collègues évoquer toute la musique qui continue d’être redécouverte. J’aimerais étudier le baroque français mais je voudrais d’abord pratiquer la langue. J’ai fait un peu de français à l’école, lorsque je vivais encore à Trinidad et Tobago, mais je voudrais le maîtriser et le parler couramment. Cela m’aiderait certainement à chanter ensuite la musique baroque.

Toujours la saison prochaine, vous ferez vos débuts en Susanna à l’Opéra d’Arizona ainsi qu’en Donna Anna à l’Opéra National du Rhin, mais vous allez également prendre part à la création du Caruso in Cuba de Michal Hamal à l’Opéra d’Amsterdam. Que pouvez-vous nous en dire ?   

Nous nous sommes rencontrés brièvement plus tôt dans l’année, à Amsterdam, et je suis excitée à l’idée de travailler avec lui. Il a pris le temps de venir m’écouter, à deux reprises, avant notre rencontre pour entendre ce que ma voix est capable de faire et je suis très curieuse de lire ce qu’il a écrit pour moi. Il mélange le romantique contemporain avec le belcanto, la chanson napolitaine mais aussi des sonorités électroniques, ce qui, j’en suis sûr, devrait donner un résultat intéressant. Je jouerai le rôle d’Aïda, une jeune femme cubaine qui rencontre le célèbre chanteur lyrique. Le point de départ de l’histoire est un fait réel : l’explosion d’une bombe durant un concert du ténor Enrico Caruso à la Havane, en 1920. Par contre, l’histoire qui suit relève de la fiction : Caruso doit échapper à la mafia sicilienne et, arraché brutalement à son existence confortable, il se retrouve pris dans une succession d’événements dramatiques. Lorsqu’il se réfugie dans la cuisine d’un hôtel, il rencontre Aïda qui, à la fin de l’opéra, portera son enfant.


© Simon Gosselin

Quand vous avez achevé vos études secondaires, vous n’étiez pas sûre de ce que vous vouliez faire dans la vie. Vous avez envisagé d’être avocate ou médecin, c’est alors que votre professeur de chant vous a demandé si vous désiriez poursuivre dans la musique. Mais quand avez-vous réalisé que vous vouliez devenir une musicienne professionnelle et faire carrière dans l’opéra ?

Je pense que c’est la voix qui m’a choisie. La scolarité que j’ai suivie dans un couvent catholique préparait les filles à une carrière traditionnelle, dans des domaines tels que le droit, la médecine, les sciences, l’ingénierie ou le commerce. Je suppose que ces branches sont assez lucratives. Comme étudiante en langue et en arts, je n’étais pas dans la norme. La musique était ma passion, mais personne ne pouvait réellement m’orienter vers une carrière musicale. A dix-neuf ans, j’ai suivi des cours privés de piano et de chant. Mes deux professeurs m’ont informée de la possibilité d’aller à l’université et de continuer dans la musique pour en faire mon métier. L’idée me séduisait, mais je n’étais pas sûre de moi. J’ai entrepris les démarches afin de pouvoir suivre des études supérieures, mais je ne parvenais pas à me décider entre le piano et le chant car j’adorais l’un comme l’autre et j’aspirais à devenir soliste dans les deux disciplines. Mais c’est la voix qui m’a choisie. Quand j’ai vu mon premier opéra, La Traviata, au MET, à l’âge de vingt et un an, je me suis retrouvée… sans voix ! Je devais être la seule dans l’audience à verser des torrents de larmes et à m’écrier : «  Elle est morte ! », suscitant l’incrédulité de mes camarades [Rires]. Je pleurais encore lorsque j’ai rencontré Renée Fleming en coulisse. J’étais incapable de parler. Quel moment embarrassant ! Lorsque j’ai terminé mes études, je n’avais pas encore décidé de faire carrière dans l’opéra. Beaucoup de mes condisciples avaient repris des études pour décrocher un diplôme dans d’autres branches et je l’ai d’ailleurs envisagé. Je suis restée sans travail pendant des semaines, peut-être des mois. Puis je me suis rappelée d’où je venais, ces petites îles jumelles de Trinidad et Tobago, les sacrifices qu’avaient consentis pour moi ceux qui m’aiment, j’ai pensé à la responsabilité qui était la mienne, à mon amour du métier de chanteur et au soutien de ma famille. Je me suis alors prise en main et engagée dans ce chemin qui me semblait être le bon pour moi. Jusqu’ici, cela s’est avéré un bon choix. 

Vous dites rester fidèle à l’enseignement et à la technique vocale de votre professeur. Quels sont ses secrets ? 

C’est vrai. Je suis restée très proche d’elle. Si je voyage, nous restons connectées, les leçons en vidéo sont un must et quand j’en ai l’occasion, je la rencontre également. Il n’y a pas de secrets ! Elle m’a fourni une véritable trousse à outils pour la voix. Différents outils pour différents problèmes et parfois un outil qui remet tout en place. Je me souviens d’une des premières choses qu’elle m’a dites, qui m’a accompagnée jusqu’à ce jour. Je devais me produire sur scène pour la première fois, lors d’un concours en Europe. Je l’ai appelée et lui ai expliqué que j’étais fort nerveuse. Je tremblais et je ne me sentais pas spécialement bien à cette époque, car nous ne travaillions ensemble que depuis peu et nous avions commencé à modifier légèrement ma technique. D’une voix très ferme, elle m’a répondu : « Tu as tout le temps d’être nerveuse avant d’entrer en scène et après en être sortie, mais quand tu es en scène, tu ne dois penser qu’à une seule chose : ta technique ! » J’ai alors eu un déclic et j’ai commencé à me sentir moins nerveuse. Il y a eu comme un changement de vitesse dans mon esprit et je me suis concentrée parce que je réalisais que j’avais un travail à accomplir et que mes nerfs ne devaient pas me gouverner. J’ai gagné le Prix Arleen Augér lors de cette compétition [l’édition 2010 de l’International Vocal Competition ’s – Hertogenbosch].

Il y a quelques années, vous regrettiez que la musique classique fasse l’objet d’une certaine stigmatisation et soit souvent perçue comme haut de gamme, intouchable, inaccessible. Mais l’opéra n’est-il pas perçu comme un genre encore plus difficile d’accès, spécialement l’opéra baroque en raison de ses livrets et de la rigidité de formes comme l’aria Da Capo ? 

Je ne sais pas si l’aspect formel de l’opéra est la raison de cette stigmatisation. Je pense qu’il y a une réelle volonté de mettre les arts classiques à la portée de tout un chacun. Beaucoup travaillent dur pour que ces préjugés changent et que l’opéra devienne accessible à tous. Cela commence par l’éducation, l’école, mais passe également par les médias. Il y aussi une demande très forte pour plus de diversité sur scène, ce qui attirerait certainement un public plus varié. Chaque genre a sa place dans le monde de l’art. L’opéra peut côtoyer n’importe quelle pièce de Shakespeare à Broadway ou dans le West End. C’est également une pièce mais dont les personnages chantent leur texte dans une forme classique. L’opéra contribue aussi à nous apprendre notre histoire, la manière dont les gens vivaient, les préjugés auxquels ils étaient confrontés, leurs amours, mais aussi les relations entre riches et pauvres…  Ignorer l’opéra reviendrait à ignorer l’Histoire et les vicissitudes que la race humaine a dû affronter à travers les âges. Nous ne devrions pas non plus négliger la possibilité d’écrire et de mettre en scène des opéras qui s’inscrivent dans la vie contemporaine. Il y a tout un courant, très vivace, de compositeurs comme Jake Heggie et de metteurs en scène tels que Peter Sellars qui sont convaincus que l’opéra doit aborder des questions de société qui nous amènent à réfléchir sur le monde d’aujourd’hui. Je m’en réjouis.

Amener les enfants à découvrir l’art vous tient particulièrement à cœur. Vous avez travaillé, par exemple, avec des écoles de Chicago et initié de jeunes enfants aux rythmes et chansons des Caraïbes, mais également à la musique classique et à l’opéra. Comment vous y prenez-vous pour briser les préjugés ? 

Les enfants sont curieux, vifs et sensibles, ce sont des êtres en recherche et des ambassadeurs de la vérité. Ils sont comme des filtres, ils absorbent tout ce qui les entoure, les yeux et le cœur grand ouverts, en particulier les choses qui diffèrent de ce qu’ils expérimentent dans leur foyer ou leur quartier. Lorsque j’ai travaillé avec eux, ils voulaient d’abord rire ou se boucher les oreilles, mais très vite le rire se transformait en larmes de joie. Ils me regardaient avec un respect mêlé d’admiration car ils ne pouvaient pas croire que ces sons sortaient de ma bouche sans micro. Je crois que je les ai touchés plus profondément qu’aucune autre musique. J’ai reçu des câlins mais aussi des lettres de certains d’entre eux et cette expérience m’a conduite à réfléchir à la manière de poursuivre, de contribuer à l’éveil des enfants et à leur développement tout en promouvant la paix à travers la musique. 

Où vous voyez-vous dans dix ans ? 

C’est fort loin, dix ans. Mon tableau de visualisation nécessite quelques ajustements [Rires]. Honnêtement, je veux prendre chaque jour comme il vient.

Propos recueillis et traduits de l’anglais par Bernard Schreuders

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