La Petite Danseuse de quatorze ans d'Edgar Degas est poignante car sous son museau effrontément pointé, elle reste la victime désignée des abonnés de l'opéra, en quête de chair fraîche dans les coulisses du palais Garnier. Dans la magnifique version proposée par l'Ensemble Justiniana à l'Opéra de Rennes, le Petit Chaperon rouge porte également tutu et pointes et finit par se faire croquer.
Avec cette œuvre, Georges Aperghis renoue avec la première version écrite du conte, celle de Charles Perrault qui ne s’embarrasse pas d'un « Deus ex machina » comme plus tard les frères Grimm : aucun chasseur ne vient ici au secours de la jeune fille.
Le compositeur se plait à égarer l'auditeur par des fausses pistes, des possibles ébauchés puis abandonnés, comme la vie en propose. Ainsi il garde le spectateur toujours en éveil. Le procédé est ici pleinement exploité puisque chaque moment de l'histoire est répété à plusieurs reprises mais avec autant de fluidité que de variété pour multiplier les points de vue, les métaphores : la narration bégaie pour mieux faire entendre la polysémie du texte.
La remarquable mise en scène où Charlotte Nessi creuse avec jubilation cette veine plurielle dans ce qu'elle a de plus sombre ou de plus humoristique, explorant de multiples univers, depuis le cartoon jusqu'au cinéma muet en passant par le cirque ou la pantomime. Le cadre de caf conc' – autre lieu cher à Edgar Degas – et les belles lumières imaginées par Gérard Champlon, tout en harmonie noire et blanche (avec de flamboyants costumes rouges dus, comme les fracs, aux ateliers de l'Opéra de Paris) servent parfaitement le propos. Ce dernier n'est pas celui d'un conte rebattu vieux de plusieurs siècles mais bien entendu celui des dangers de la prédation car les loups peuvent se cacher partout sans toujours manifester leur dessein. D'ailleurs, des éléments de fourrure (queue, manchettes, plastron) n'agrémentent les tenues des artistes que de manière intermittente.
C'est Arthur Goudal, comédien-chanteur haut en couleur qui est le grand ordonnateur de la soirée. Majordome en queue-de-pie, il déploie une hystérie dégingandée tout à fait irrésistible pour nous guider dans les arcanes du conte avec le soutien d'Axel Delignières.
La direction d'acteur millimétrique galvanise également les musiciens enthousiasmants de naturel, alors qu'ils assument avec brio de véritables morceaux de comédie ce qui est assez rare pour être souligné : Teddy Gauliat-Pitois, Pierre Chalmeau au piano, Patrick Ingueneau aux saxophones, Carjez Gerretsen et Eric Lamberger aux clarinettes sont tour à tour les convives du restaurant ou la meute hurlante qui menace la violoniste-danseuse Anna Swieton, épatante, elle aussi. L'écoute entre les artistes est parfaite, l'humour musical évident, les couleurs chambristes de la partition parfaitement mises en en valeur,
L'expressivité des instruments en fait des personnages à part entière. Détournés de leur utilisation musicale, ils deviennent les accessoires loufoques de l'histoire, ici un stéthoscope, là un cigare... Car la mise en scène se régale de tous les possibles du Théâtre : jeu avec des accessoires invisibles ; faux passage à tabac, mise en abyme avec ce loup qui déclare qu'il ne « sent pas » la scène et abandonne son rôle ; Mère-Grand travestie qui, lassée d'être baladée en fauteuil roulant, choisit de se lever et alanguie sur une méridienne en déshabillé de soie enjoint au loup de bien tirer la chevillette. Il n'est pas jusqu'à la dimension phallique de tous ces instruments à vent face aux seules cordes du violon qui ne soit valorisée ! Car, nous dit la morale, « tous les loups de sont pas de même sorte » et il convient de s'en méfier.
Pour le jeune public, quel brillant lever de rideau sur l'art théâtral comme sur la musique contemporaine !
Théâtre musical tout public pour enfants et six instrumentistes
Composé en 2001 par Georges Aperghis, d'après le texte de Charles Perraul datant de 1697
Création au Théâtre Edwige Feuillère de Vesoul en 2020
Coproduction Ensemble Justiniana, Académie de l'Opéra National de Paris
Mise en scène
Charlotte Nessi
Préparation musicale
Richard Dubelski
Chorégraphie
Dominique Boivin
Scénographie, lumières
Gérard Champlon
Ensemble Justiniana, compagnie nationale de théâtre lyrique et musical
Piano
Teddy Gauliat-Pitois, Pierre Chalmeau
Saxophones
Patrick Ingueneau
Clarinettes
Carjez Gerretsen, Eric Lamberger
Violon
Anna Swieton
Comédiens
Arthur Goudal, Axel Delignières
Opéra de Rennes, le samedi 29 mai 2021, 18h
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