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Marie-Andrée Bouchard-Lesieur : « Dans mezzo-soprano, il y a mezzo et soprano ! »

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Interview
29 septembre 2025
Marie-Andrée Bouchard-Lesieur fait ses débuts en Santuzza de Cavalleria Rusticana à Montpellier les 3 et 5 octobre prochains.

Infos sur l’œuvre

Détails

La mezzo Marie-Andrée Bouchard-Lesieur est une de ces jeunes artistes dont on suit le parcours avec grand intérêt depuis quelques saisons déjà. Après le Conservatoire de Bordeaux et un passage à l’Académie de l’Opéra de Paris, elle entame une carrière qui n’a eu de cesse de prendre de l’ampleur (Mère Marie, Siegrune, Meg Page, Néris et une Fenena cet été). La saison 2025/26 semble la voir accéder à ses premiers grands rôles, à commencer par Santuzza dans Cavalleria rusticana à l’Opéra de Montpellier (les 3 et 5 octobre).

(Si on se refuse à écrire « [Rires] » dans l’interview comme on le ferait dans Match, le lecteur est invité à restituer partout où il les devine le rire et la bonne humeur d’une artiste en tout point enthousiasmante.)

La rentrée est bien entamée, mais parlons encore de l’été. On sait que celui d’une chanteuse est souvent pris par les festivals, est-ce que vous avez eu un peu de temps pour des vacances normales en famille ou entre amis ?

Il n’y avait pas beaucoup de temps pour les vacances normales ! J’ai pris des vacances en juin, parce qu’en juillet j’ai fait une prise de rôle pour un opéra baroque, Médée et Jason de Salomon, qu’on a enregistré en CD à Namur avec l’ensemble A Nocte Temporis de Reinoud van Mechelen. Ce sera complètement inédit puisque ça n’a jamais été donné depuis la création de l’œuvre. Donc ça c’était le mois de juillet baroque et très peu de temps après ont commencé les répétitions de Nabucco à Sanxay. Après ça j’ai eu une quinzaine de jours entre Fenena et Santuzza, mais comme j’ai une grosse saison à venir, j’ai passé plus de temps à travailler mes partitions, apprendre par cœur les rôles, déchiffrer tout un tas de répertoire très divers… plutôt qu’à me reposer. Mais quand on est chez soi, même avec ses partitions, on a l’impression d’être un peu vacances. Surtout que j’ai la chance d’habiter en Normandie, près du bord de mer, dans un environnement qui fait très vite penser aux vacances. Les partitions sur la plage, il y a quand même pire !

Après Fenena cet été, vous vous attaquez à Santuzza pour la rentrée. Sans en être déjà aux Kundry ou Eboli qui vous tendront sans doute les bras, vous abordez les sommets de complexité et de beauté du répertoire. Qu’est-ce qui vous a poussé à sauter le pas, à dire que c’était le bon moment ?

Ce sont des rôles que j’ai toujours imaginé aborder un jour, mais pas forcément en début de carrière parce que ce sont des rôles qui demandent de la maturité vocale et artistique. Pour moi c’était le moment : j’ai fait mes preuves avec des rôles secondaires, j’ai abordé avec Meg Page de Falstaff à l’Opéra de Paris un certain Verdi, je savais que cette Fenena arrivait ensuite, donc je sentais que c’était le bon moment pour un tournant dans le répertoire, qui s’inscrit dans la continuité de tout ce que j’ai pu faire avant. Et puis j’ai 32 ans, ce genre de propositions arrivent à mon âge ; j’en avais déjà refusé avant parce que je savais que ce n’était pas le moment pour chanter ce répertoire vériste. Chez Puccini il y a moins de choses pour des mezzos, mais évidemment quand on chante Santuzza on pense à Verdi, à Eboli. C’est un rôle que je n’ai même jamais travaillé avant cet été. Je le connais, je l’écoute mais je ne voulais pas mettre la charrue avant les bœufs et je me suis dit « Non, non, tu attends le bon moment même pour travailler pour ton plaisir les airs ». Mais là j’ai commencé à regarder le rôle d’Eboli, parce qu’il s’inscrit dans une continuité complètement logique avec Santuzza. On m’a dit « si tu peux chanter Santuzza tu peux chanter Eboli ! », ce qui n’est pas faux… mais je leur ai dit « laissez-moi chanter Santuzza d’abord ! » Et plus tard, peut-être des Amneris, et évidemment des rôles dans le répertoire wagnérien que j’ai déjà bien plus abordé que le répertoire vériste ou belcantiste.

Rappelez-nous ce que vous avez déjà fait chez Wagner.

Outre les Wesendonck Lieder en récital, j’ai fait une Fille-fleur dans Parsifal à Paris, deux walkyries dans La Walkyrie et bientôt une troisième à Paris et peut-être qu’on pourrait me revoir dans la suite du Ring parisien et, sur d’autres scènes, en Fricka, mais je n’en dis pas plus.

Vous avez un début de carrière à haut niveau très wagnérien !

Oui, et en même temps ce qui est assez incongru, c’est que je n’ai jamais chanté autant de répertoires divers. C’est la première fois que je chante autant de baroque : je vais faire ma première Armide de Lully cette saison à Budapest, je viens de faire la Médée de Salomon, donc les rôles de mezzo à baguette du répertoire français. Mais je vais faire aussi ma première Périchole en décembre. Je prends cette saison un tournant très éclectique, de l’opérette à l’opéra baroque, et je m’en réjouis parce que c’est intéressant, tant que la voix et le corps suivent, de pouvoir aborder des répertoires très divers.

Parlez-nous du défi que représente une prise de rôle emblématique pour une jeune chanteuse, en Santuzza en l’occurrence. Comment vous positionnez-vous comme artiste et comment travaillez-vous ?

Quand on m’a proposé Santuzza au début, je me suis demandé si c’était le bon moment, il fallait que j’essaye. Donc j’ai chanté le rôle seule, juste pour moi, par-dessus un enregistrement pour voir comment je m’en sortais. C’était il y a un an et demi et j’ai senti que c’était le bon moment pour ce rôle. Alors oui il y a forcément des attentes, parce que toutes les grandes mezzos et toutes les grandes sopranos lyriques ont chanté le rôle. Il y a des lignes avec option qui ne sont jamais chantées par tradition, parce qu’on préfère toujours la version haute, et on ne peut pas vraiment déroger. Surtout pour un mezzo, ce n’est pas évident, c’est le genre de moments où on sent que ça a été composé pour soprane. Dans le duo avec Alfio, la phrase « Turiddu mi tolse l’onore » monte jusqu’au si bémol, elle est très fatigante ; il y a une option jusqu’au sol mais que l’on n’entend jamais. Pareil dans le chœur de Pâques, le si bécarre, le la bécarre et le sol sont optionnels… en théorie. Il y a beaucoup de challenge parce qu’il n’y a que deux dates aussi. Il ne faut pas se planter, parce qu’il y a la première et la dernière, il faut bien en profiter. Je pense et j’espère qu’il y aura d’autres Santuzza dans ma carrière, parce que c’est un rôle qui demande aussi d’être apprivoisé, mis dans le corps sur scène, en condition. C’est un rôle tellement viscéral, difficile à gérer vocalement et dans l’émotion.

Votre voix, justement, est particulière : mezzo sans aucun doute et en même temps capable de tirer vers le soprano dramatique. Au-delà de Santuzza, vous serez à Lille en 2026 Krista de L’Affaire Makropoulos, un rôle que l’on distribue parfois à des sopranos (comme Ilanah Lobel-Torres récemment à Paris). Que vous inspirent ces catégories ?

Chaque voix est tellement unique et différente ! Les catégories vocales ça aide à mettre les choses dans des cases comme on aime bien faire et ça permet d’avoir certains repères, ce que je comprends. Ce sont de vraies réalités, les tessitures. Mais il y a des voix qui peuvent voyager d’un répertoire à l’autre : dans mezzo-soprano, il y a mezzo et soprano, il ne faut pas oublier qu’il y a les deux. Ma politique envers moi-même c’est de chanter ce dans quoi je me sens à l’aise. Si un rôle de soprane me convient, allons-y ! si je trouve des directeurs et des agents suffisamment ouverts d’esprit pour se dire « elle peut chanter tel rôle de soprano ou tel rôle de mezzo », tant mieux. Je me fie à mon corps et à mon instrument, c’est ma seule case en tant qu’artiste, le seul repère que je me donne. Il y a des rôles qui correspondent à cette voix, notamment dans le répertoire wagnérien, tout ce qu’on appelle les grandes wagnériennes, dans le répertoire français aussi, ce qu’on appelle le répertoire Falcon. Mais c’est du répertoire qui peut être aussi très dangereux : je crois que la carrière de Cornélie Falcon a duré cinq ans ! Donc certes on se rappelle son nom et le répertoire qu’elle a créé, mais c’est une carrière éclair ! J’espère pouvoir durer un peu plus que cinq ans.

C’est déjà fait je crois : l’honneur est sauf !

Oui c’est déjà fait ! Mais voilà, je chante ce dans quoi je me sens confortable. On verra où va la voix, si elle va vers des sopranos plus dramatiques tant mieux, si elle va vers des mezzos dramatiques, tant mieux aussi ! J’ai de la chance parce que j’ai deux options de répertoire qui sont dingues et que j’aime donc je n’ai pas d’attente de ce côté-là.

Y a-t-il eu une hésitation entre mezzo et soprano quand vous avez commencé à travailler votre voix ?

Bien sûr, et ça dure encore ! Il y a toujours eu cette question, parce que j’ai des aigus assez faciles, parce que j’ai une couleur très française, très ronde, très chaude de mezzo mais avec une brillance de soprano… c’est dur de parler de son propre instrument, mais si je m’écoute il y a en même temps la rondeur charnue du mezzo et la brillance d’un soprano dramatique. Peut-être que le physique joue aussi : ce n’est pas une vérité générale mais on imagine toujours la soprano dramatique assez grande, plutôt charpentée avec une voix puissante. C’est loin d’être une vérité générale, plein de sopranos dramatiques n’ont pas ce physique-là, mais ce sont des projections mentales qu’on a. Ce qu’il faut c’est bien chanter, peu importe la catégorie dans laquelle vous êtes, c’est surtout ça l’important !

Avec Santuzza vous faites votre entrée dans un vérisme pleinement mélodramatique. Comment gère-t-on cette émotivité puissante, comment trouve-t-on la justesse du personnage entre les exigences vocales et dramatiques ?

J’ai tendance à mettre la voix et le jeu sur le même plan, il n’y en a pas un qui m’importe plus que l’autre et c’est ce qui peut être dangereux. Santuzza est vraiment livrée à elle-même, surtout dans la mise en scène de Silvia Paoli : elle est enceinte de huit mois, droguée, à la rue, très vulnérable. Ce n’est pas non plus une petite chose mais la fragilité et la pauvreté de cette femme est au cœur de la mise en scène et de ce que Silvia a envie de transmettre. Et donc il faut chanter cette Santuzza avec beaucoup de vulnérabilité, ce qui moi m’emmène vers ma propre vulnérabilité et il va falloir doser ça. C’est le travail qu’on fait en répétition : à force de faire et refaire, on arrive à trouver une certaine distance avec le personnage. Mais quand on est en période de recherche et de création, c’est difficile de ne pas se faire envahir. Moi ça me rappelle, dans un répertoire complètement différent, Lucrèce dans Le Viol de Lucrèce de Britten que j’ai fait quand j’étais encore à l’Académie de l’Opéra de Paris. Et, même s’il y avait moins d’enjeux vocaux, il fallait doser le jeu. Et puis ce n’est pas parce que, nous, on est très ému par ce qu’on fait ou par l’émotion qu’on essaie de trouver que ça va forcément se percevoir depuis le public. Donc il faut vraiment trouver cette justesse : ce n’est pas parce que vous pleurez sur scène que les gens vont pleurer avec vous. J’ai de la chance parce que Silvia est très concentrée sur la direction d’acteur, pour moi c’est très précieux.

C’est particulièrement vrai pour le rôle de Santuzza, où la tradition a presque inscrit les sanglots dans la partition.

Oui, c’est comme une Tosca, on s’est habitué à entendre cette fragilité dans la voix, et il faut en fait arriver à exprimer la fragilité par la voix, par le son sans se mettre en péril. C’est propre au répertoire vériste et puccinien, dans certains Verdi et même dans du répertoire romantique français de la fin du XIXe siècle, Massenet est vraiment dans cette tradition. Charlotte c’est aussi ça : la mort de Werther c’est un quart d’heure d’agonie, où il faut gérer à la fois des pages très difficiles à chanter, souvent en étant allongée, épuisée parce qu’on arrive à la fin de l’opéra. Après c’est un challenge qui est très excitant, c’est vraiment génial en tant qu’artiste de devoir faire ça et puis j’ai rêvé du répertoire vériste pendant des années. Malheureusement Puccini n’a pas beaucoup écrit pour les mezzos, moi c’est mon grand drame.

Quels enregistrements de Santuzza avez-vous écouté pour préparer le rôle ? Ou bien êtes-vous du côté des artistes qui préfèrent ne pas écouter les version des autres ?

Si, je les écoute, j’aime bien écouter les rôles que je travaille en conduisant ou en prenant l’avion. J’ai écouté beaucoup de versions. J’aime beaucoup Elena Obraztsova, dans la version avec Domingo, parce qu’il y a quelque chose de très animal chez elle et j’aime cette façon très brute de chanter, de jouer. C’est vraiment une bête de scène et quand je l’entends je l’imagine sur scène, on entend le jeu dans sa voix. Après j’ai aussi beaucoup écouté Garanča qui est une voix qui se rapproche un peu de la mienne. Enfin je n’ai pas du tout la même voix, mais dans la couleur de timbre, dans les lignes je pense que ma voix se rapproche de ce type-là donc j’ai essayé de voir comment elle gérait certaines difficultés. Et je dois avouer que ce n’est facile pour personne, que ce soient les mezzos ou les sopranos que j’ai écoutées ! Et puis bien sûr j’aime me créer mon propre personnage et ne surtout pas prendre les habitudes des autres. Parce que le risque quand on en écoute trop c’est de ne plus arriver à se détacher de ce qu’on a entendu et de ne faire que du mimétisme et à ce moment-là je change de métier, ça n’a plus d’intérêt.

À quel stade commencez-vous à chercher le personnage quand vous abordez un nouveau rôle ? Est-ce que c’est déjà là dès les premières heures de travail musical, ou est-ce qu’on attend la rencontre avec la mise-en-scène ?

Pour moi le travail est encore séparé au début. Je vais travailler d’abord ma partition, les notes, la mise en place de ma partie vocale. Et comme je me connais, que je suis un tempérament assez généreux, instinctif, que je peux aller un petit peu trop loin, j’essaie de ne pas mettre la charrue avant les bœufs et de bien installer d’abord la voix et ensuite de rajouter la couche d’interprétation. Après ça ne veut pas dire qu’en même temps je ne pense pas à ce que le personnage dit ; je me fais bien sûr ma propre idée du personnage mais j’essaie de cloisonner autant que possible au début. Mais évidemment même en travaillant vocalement j’essaie de donner de l’émotion et de raconter l’histoire, de dire quelque chose. Et puis arrive un stade où le travail uniquement technique ne suffit plus et il faut j’aille dire encore plus l’histoire et m’imprégner du personnage le plus possible ; d’une part parce que c’est le jeu qui peut débloquer certaines difficultés techniques, et d’autre part parce que, quand on est en condition de jeu, il faut savoir gérer des problématiques différentes. Certaines difficultés sont alors décuplées et d’autres sont annulées. Par exemple travailler un duo toute seule avec tous ces aigus c’est beaucoup plus fatiguant que de le faire en scène avec un collègue où il y a un vrai soutien, on chante à deux. C’est une difficulté qui s’efface dans le travail avec les collègues. Et à l’inverse, il y a des moments dans la mise en scène qui sont plus intenses et arrivent des difficultés qu’on n’avait pas prévues, quelque chose qui marchait très bien en studio marche moins bien en scène. C’est ce qui rend pour moi la période de répétition aussi excitante que la représentation finalement. C’est une autre joie, un autre plaisir de travail.

Parlons justement du moment des répétitions. Pouvez-vous d’abord nous rappeler quelles sont les étapes ?

Dans le meilleur des mondes, où a du temps et du budget, on arrive le premier jour, on a une présentation de projet par le metteur en scène et le scénographe pour nous présenter la démarche artistique. Ensuite, la première répétition est une musicale avec piano où on fait une lecture avec tous les solistes (s’ils sont tous là). On fait une sorte d’état des lieux et on voit comment on construit la musique ensemble : c’est un peu la période de négociation avec le chef d’orchestre. On confronte ses idées avec nos propres idées, qui parfois concordent, parfois ne concordent pas et donc pour faire de la musique au mieux on s’arrange et on trouve nos solutions. Chaque chanteur est différent et ce n’est pas parce que le chef a déjà fait ça dix fois avec dix chanteuses différentes que ça va être la même chose pour moi pour les pulsations, respirations, etc. Après cette première étape, on travaille en scène pendant deux ou trois semaines, avec piano. Ensuite avec l’orchestre seul, sans mise en scène, c’est ce qu’on appelle l’italienne. Ça nous permet de prendre des repères auditifs : on a été habitué pendant un certain temps à travailler avec le piano et ça change nos repères. Si on n’entend plus telle mélodie qui était mon repère, je dois en trouver un nouveau à l’orchestre. Et parfois l’italienne se fait dans la salle et ça change les choses en termes de distance, ce qu’on entendait avec le piano était beaucoup plus franc, là on va chanter en retard parce qu’on entend l’orchestre avec un décalage. Et après ça, la dernière ligne droite, ce sont les scène-orchestre où nous avons tout réuni, mise en scène et orchestre, jusqu’à la pré-générale, la générale avec les costumes et accessoires pour voir si tout va bien et pour que la technique puisse se rôder (changements de décors, de costumes).

Comment vivez-vous ce temps de répétition, y a-t-il une angoisse qui monte ?

Pas d’angoisse, plutôt du stress mais il faut y trouver quelque chose de positif sinon on ne vit plus dans ce métier. Mais c’est surtout une stimulation, une excitation, parce que dès que j’arrive au théâtre je me réveille. C’est comme si j’étais endormie tout le reste de la journée et là je passe la porte du théâtre et il y a une adrénaline, une excitation, ce qui fait la magie du spectacle vivant : on est tous excité par la représentation, même pour une générale, même pour une pré-générale. Et aussi parce qu’il y a le public et en général on fait ce métier parce qu’on aime, bien sûr, la musique et le chant, mais aussi parce qu’on aime transmettre. En tout cas moi j’aime raconter des histoires aux gens, donc plus il y a de monde plus je suis contente.

Donc vous êtes bien du côté des chanteurs qui trouvent que la représentation est la consécration, le moment de la plus grande joie malgré la pression ?

C’est un autre plaisir. Le travail en studio est très excitant, avec la recherche, la construction des personnages, mais le travail de restitution du spectacle c’est comme une autre dimension, on ouvre un monde pendant quelques heures et tout le monde essaie de restituer au mieux la musique, l’histoire, ce qu’a voulu l’équipe artistique. Et puis il y a le public, on sent la joie, l’énergie, les larmes.

Vous êtes entrée au conservatoire relativement tard, à 21 ans, ça fait donc dix ans que vous travaillez votre voix : comment la sentez-vous évoluer ?

Elle évolue tous les jours, c’est ça aussi qui est génial. J’ai la chance d’avoir une voix qui évolue avec l’âge, ce qui n’est pas le cas de toutes les tessitures. Pour moi c’est un plaisir de composer chaque jour avec une voix qui évolue. On le sent dans la maturité, dans la façon dont on gère les difficultés, des lignes plus difficiles. Oui j’ai commencé tard le chant, j’ai même commencé tard la musique puisque je n’avais pas joué d’un instrument avant, donc tout était nouveau ! Je n’ai pas grandi dans un milieu où on faisait de la musique de façon instituée, savante. J’avais fait d’autres études avant (une prépa littéraire et Sciences Po), donc ça a été un changement, ce n’était pas une carrière que j’envisageais du tout.  J’ai surtout eu la chance de tomber sur une très bonne prof dès le début : c’est très difficile de trouver quelqu’un de compétent et qui nous correspond humainement, parce que c’est un travail de binôme. Il faut qu’il y ait un match entre les deux. J’ai eu beaucoup de chance de tomber sur Maryse Castets et je n’ai fait que cinq ans de conservatoire et ensuite j’ai intégré l’Académie de l’Opéra de Paris, donc ça a été rapide ! Avec une voix plus large, il a fallu travailler et prendre du temps, en cinq on n’est pas encore assez mûr. J’ai eu la chance d’être bien accompagnée à l’Académie et par ma prof avec qui je travaille toujours.

Et les rôles ont accompagné cette évolution ?

Oui, j’ai toujours été très régulière dans mon travail, j’ai pu accompagner la voix et j’ai pu faire des rôles qui tombaient vraiment au bon moment, au bon endroit dans ma carrière. Je n’ai pas été mise en difficulté par des rôles inchantables et qui venaient beaucoup trop tôt pour moi. Évidemment c’est ce que tout le monde m’a répété : avec ton type de voix, entre soprano dramatique et mezzo, on va te proposer des choses trop difficiles parce que personne ne veut les chanter et que pour une fois qu’il y a une voix dramatique, française, jeune on va te proposer des tas de choses. C’est arrivé qu’on me propose des folies que j’ai refusées, comme une Lidoine des Dialogues des Carmélites il y a quelques temps. J’ai dit non, c’est Mère Marie de mes 30 à 40 ans, Lidoine peut-être un peu plus tard et je finirai avec de Croissy mais là il faut avoir une sorte de plan de carrière ou une ligne directrice pour savoir dire non, ce qui n’est pas évident. Et même si on m’a proposé des folies, on m’a aussi proposé des rôles qui étaient parfaits au bon moment. Par exemple le premier rôle qu’on m’a proposé à l’Opéra de Paris, c’était Margret dans Wozzeck : ça m’ouvrait un répertoire nouveau et c’est un rôle de contralto plutôt rare et comme j’ai pas trop de problème dans les graves ça n’était pas gênant. Ça permettait aussi d’écouter Eva Maria Westbroek qui était avec moi, de voir comment elle travaillait Marie avec une voix qui était un peu similaire, qui a chanté des rôles de mezzo et de soprano. Tout s’est toujours bien goupillé : le premier rôle qu’on m’a donné, c’était une Walkyrie ! Dans la construction de la carrière les choses se sont toujours bien déroulées pour les propositions de rôle, et maintenant j’arrive à ce stade où je peux me permettre des rôles plus dramatiques, plus larges parce que j’ai fait mes armes dans des rôles qui étaient plus adaptés dans des répertoires qui étaient quand même larges et qui demandaient un travail de projection. J’ai beaucoup chanté à l’Opéra de Paris ce qui, à mon avis, m’a fait énormément progresser en termes de projection en salle parce que ce sont des choses qu’on ne peut pas apprendre dans les conservatoires, dans les petites salles ou dans des studios de travail : ce travail de gérer sa voix dans l’espace ça s’apprend sur scène et chanter à l’Opéra Bastille, ça m’a fait énormément progresser sur la projection et le placement.

Votre actualité lyrique illustre le besoin pour les chanteurs d’être polyglottes : Fenena et Santuzza en italien, Médée ou Périchole en français, Waltraute en allemand, Krista en tchèque… Est-ce que certaines langues vous conviennent plus ou vous plaisent plus que d’autres ?

J’aime énormément chanter en russe. Il y a cette générosité dans l’opéra russe que je trouve incroyable, ma voix se plaît toujours plus là-dedans, peut-être aussi parce que j’ai beaucoup écouté Tchaïkovski, Rachmaninov, etc. Après j’aime chanter dans ma langue maternelle parce que, même si je parle allemand, même si je comprends très bien l’italien et que je n’ai pas de problème avec l’anglais, il y a ce côté très direct avec notre langue maternelle, on ne passe par aucun média. Après il y a des langues qui demandent plus de travail : l’allemand, même si je le parle, a une telle rigueur et tellement de détails qui changent tout. On peut très bien dire un den au lieu d’un der, et ces petites choses sont plus difficiles pour la mémoire même si on parle la langue. L’italien est beaucoup plus instinctif parce que ça se rapproche énormément du français même s’il faut bien respecter les doubles consonnes et autant les Italiens que les Allemands sont très regardants sur la précision de la langue. Et le répertoire russe malheureusement, on le donne quand même souvent à des russophones, rarement à des Français donc je n’ai pas eu la chance encore de chanter des opéras en russe. Mais j’aime beaucoup le challenge de chanter dans des langues qui paraissent compliquées : en tchèque, en hongrois (j’ai fait Judith dans Le Château de Barbe-Bleue de Bartók), en estonien, en suédois… J’aime avoir beaucoup de choses à dire en bouche, j’aime pouvoir me délecter de chaque consonne même si ça peut paraître un peu effrayant quand on en voit quatre ou cinq à la suite.

Quels sont les rôles qui vous feraient rêver dans l’opéra russe ?

J’aimerais beaucoup faire Jeanne dans La Pucelle d’Orléans de Tchaïkovski (l’œuvre a aussi été créée en français mais je la préfère en russe), un rôle très intermédiaire entre soprane et mezzo, qui est très haut à certains endroits. Et puis la Comtesse de La Dame de Pique quand je serai vieille. Les cycles de Rachamninov que je n’ai pas eu l’occasion de chanter aussi. J’aimerais beaucoup me créer un programme, comme l’ont fait beaucoup de chanteuses avec mon type de voix, avec les Sibelius, les Rachamninov et les Duparc. Je comprends pourquoi tout le monde a envie de les chanter c’est tellement merveilleux.

Pour terminer, et avant de vous dire toï toï toï pour votre prise de rôle, avez-vous un passage préféré en Santuzza dans Cavalleria rusticana ?

« Ineggiamo, il Signor non è morto », le grand chœur de Pâques. C’est inchantable, c’est vraiment très difficile, tout est dans le passage parce que la ligne est très haute mais quand il y aura tout le chœur ça va être extraordinaire, j’en ai la chair de poule rien que d’y penser. Après, un autre moment que j’aime énormément c’est quand elle maudit Turiddu : « Bada ! A te la mala Pasqua, spergiuro ! ».

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