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Offenbach et l’autorité, ou je t’aime, moi non plus

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Actualité
18 novembre 2019
Offenbach et l’autorité, ou je t’aime, moi non plus

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Coincée dans le dictionnaire quelque part entre l’autel et l’avancement, l’autorité se distingue par sa polysémie. Littré nous rappelle qu’elle désigne tout à la fois le « pouvoir de se faire obéir », le « crédit, [la] considération, [le] poids » accordés à un individu, mais aussi le « pouvoir public, [le] gouvernement » et, par prolongement, « l’administration publique ». Entre allégorie et métonymie, l’autorité désigne donc à la fois un trait de caractère (d’aucuns iraient jusqu’à y voir une vertu morale), et ceux qui, notamment dans la sphère publique, sont supposés l’incarner. Le terme, dans cette dernière acception, est du reste assez souvent utilisé au pluriel (« les autorités »). Le propre de l’autorité est donc d’inspirer le respect, quand ce n’est pas la crainte : elle ne peut valablement s’exercer que nimbée du plus profond sérieux.

Explorer les rapports entre Jacques Offenbach et ces diverses incarnations de l’autorité est donc tentant, et pour tout dire assez naturel. On trouve en effet dans ce rapport à l’autorité un des moteurs de son œuvre, un des principaux carburants de son activité créatrice. Offenbach a consacré une bonne partie de son œuvre à s’en prendre à l’autorité pour la railler, la pointer du doigt.

De fait, l’autorité, sous ses diverses incarnations, est omniprésente dans l’œuvre d’Offenbach, où elle fait figure de souffre-douleur bien commode. Elle est la première visée par l’usage immodéré de la satire qui fit le succès d’Offenbach. Cette satire vise les différentes facettes de l’autorité, et pas seulement l’incarnation politico-militaire à laquelle on pense immédiatement

L’autorité historique est une des premières à faire les frais de la satire offenbachienne. La mythologie vaut en effet à Offenbach quelques-uns de ses plus grands triomphes, et notamment le premier d’entre eux, avec Orphée aux Enfers en 1858. Il est vrai que l’Olympe en prend un sacré coup, avec un Jupiter volage et velléitaire, des dieux présentés ronflant dans une torpeur avachie, avant d’être subitement saisis par un prurit révolutionnaire, pour finir dans un cancan endiablé. Même rengaine avec La Belle Hélène, en 1864, où les divinités de la Grèce en prennent à leur tour pour leur grade, à travers notamment les célébrissimes couplets des rois de la Grèce : après une introduction chorale martiale et solennelle, qui peut sembler adaptée au sujet (« Voici les rois de la Grèce »), une courte marche harmonique ménage la transition vers les couplets proprement dit, assurément un des « tubes » de toute l’œuvre d’Offenbach, qui alignent pêle-mêle, dans un désopilant passage en revue, Agamemnon (le roi barbu qui s’avance, -bu qui s’avance, -bu qui s’avance …), Ménélas (l’époux de la reine, -poux de la reine, -poux de la reine…) ou le bouillant Achille.

Mais c’est avec les incarnations politiques de l’autorité qu’Offenbach s’en donne le plus à cœur joie, pour le plus grand plaisir de son public. Il n’est donc guère étonnant que les « cours d’opérette », passées à la postérité, trouvent leur naissance dans l’œuvre d’Offenbach. C’est d’abord sur les souverains que s’exerce la verve d’Offenbach et ses librettistes. Les exemples abondent, et on ne prétend pas ici à l’exhaustivité. C’est bien sûr la Grande Duchesse de Gérolstein, souveraine héroïne de l’œuvre éponyme, plus occupée à assouvir ses pulsions nymphomanes qu’à traiter comme elles l’exigent les affaires de l’Etat (il faut dire, à sa décharge, qu’elle est bien mal entourée). L’archiduc Ernest, dans Madame l’Archiduc, Fé-Ni-Han dans Ba-Ta-Clan, Cacatois dans L’Ile de Tulipatan (il y aurait du reste beaucoup à dire sur les patronymes choisis par Offenbach et ses librettistes pour les têtes couronnées…), Fridolin dans Le Roi Carotte, Don Andrès dans La Périchole, Bobèche dans Barbe Bleue… autant de souverains capricieux, velléitaires, instables et pathétiques, véritables têtes-à-claques bien plus préoccupées par la satisfaction de leurs intérêts égoïstes que par le bien de leurs sujets.

Rien d’étonnant dès lors à ce qu’autour d’eux règne une atmosphère dépravée. Car au-delà de la personne des souverains, c’est plus généralement la figure des nobles qui fait les frais de la satire offenbachienne. Là encore, les exemples pullulent : le Marquis de Ponsablé dans Madame Favart, le Duc Della Volta et le marquis Bambini dans La Fille du Tambour-Major, Barbe-Bleue, le Duc de Mantoue dans Les Brigands, le baron et la baronne de Gondremark dans La Vie parisienne : autant d’incarnations d’une noblesse tour à tour libidineuse, infatuée, naïve voire carrément simplette, qui se distingue plus par ses travers grotesques que par son envergure intellectuelle.

Ces flèches visaient, assez logiquement, en premier lieu la cour impériale. Napoléon III se devine assez aisément derrière Jupiter ou Fridolin, et le parti espagnol emmené par l’impératrice Eugénie est directement visé par le refrain de La Périchole « Il grandira car il est espagnol » ainsi que par l’air des Brigands « Il y a des gens qui se disent espagnols mais qui ne sont pas de vrais espagnols ».

Du trône au sabre, il n’y a souvent qu’un pas. On ne s’étonnera donc pas que l’incarnation militaire de l’autorité en prenne elle aussi pour son grade, et pas qu’un peu. Ainsi, le général Boum est la figure archétypale du militaire d’opérette, vieille baderne, jugulaire en avant, ras de képi, obsédé par son panache (et l’effet de ce dernier sur la gent féminine), et dont les saillies tactiques ne peuvent provoquer que la plus franche hilarité, tant elles sont stupides. Toujours dans La Grande Duchesse de Gérolstein, le sabre ancestral, objet quasi sacré, symbole par excellence de la puissance militaire, finit transformé en… tire-bouchon. En bonne place juste derrière le général Boum, on retrouve les carabiniers des Brigands « qui par un malheureux hasard, au secours des particuliers, [arrivent] toujours trop tard ». Leurs couplets, bissés lors de la création, sont plus efficaces pour saper l’autorité de l’uniforme que tous les pamphlets antimilitaristes.

Le sabre est, de toute éternité, associé au goupillon pour constituer le plus sûr soutien des trônes. L’incarnation religieuse de l’autorité se trouve pourtant relativement épargnée dans l’œuvre d’Offenbach. Certes, dans La Belle Hélène, le grand prêtre Calchas se trouve pris en flagrant délit de triche au jeu de l’oie, ce qui à l’évidence fait désordre. Mais il est par ailleurs le fidèle conseiller de sa souveraine, et l’auxiliaire bienveillant de ses amours avec Pâris : difficile donc d’en faire un personnage antipathique ou simplement risible. Certes, dans La Fille du Tambour-Major, la mère supérieure du couvent (rôle au demeurant fort bref) ne brille pas par son ouverture d’esprit, mais il n’y a là rien qui mérite surinterprétation. Comment expliquer cette discrétion d’Offenbach vis-à-vis des porteurs de soutanes, quand – par exemple – son contemporain Verdi leur décochait au même moment de si redoutables flèches ? Sans doute l’explication est-elle à chercher – au moins en partie – dans la biographie du petit Jacob, fils d’Isaac Offenbach, cantor à la synagogue de Cologne, dont l’enfance fut baignée de musique religieuse.

Les représentants de la forme académique de l’autorité ne bénéficient pas d’une telle mansuétude. Orphée aux Enfers occupe ici une place de choix, à double titre : Offenbach y déboulonne avec verve quelques-unes des plus prestigieuses statues du panthéon académique, en se prenant – excusez du peu – au mythe d’Orphée. La première de l’œuvre ayant déclenché des réactions outrées d’une partie de l’académie, en la personne du fameux critique Jules Janin, Offenbach choisit, avec l’aide de ses librettistes, de lui rendre la monnaie de sa pièce en le ridiculisant à la face du monde. Il ajoute aussitôt à l’œuvre l’air en prose de Pluton, dont le texte ampoulé et prétentieux n’est autre qu’une longue citation d’un article de Janin… Effet garanti, et voilà les rieurs définitivement du côté du compositeur. De telles piques contre les représentants de « l’art sérieux » émaillent l’œuvre d’Offenbach. Dans Il Signor Fagotto, opérette en un acte injustement méconnue, créée à Bad Ems en juillet 1863, puis aux Bouffes-Parisiens en janvier 1864, le personnage de Caramello, vieille barbe cacochyme, antiquaire membre de l’académie des amphores de Pompéi, fait assaut de cuistrerie pédante pour défendre « la musica pomposa ». Offenbach se délecte en effet régulièrement en s’en prenant à la « grande musique » : ce sont les vocalises sur l’homme à la pomme, et sur le mot « honneur », ainsi que le plagiat du trio patriotique de Guillaume Tell dans La Belle Hélène, le pastiche de la conjuration des poignards des Huguenots dans La Grande Duchesse de Gérolstein, la parodie impayable du grand air de bravoure belcantiste dans Monsieur Choufleuri restera chez lui le…, Ba-Ta-Clan, la querelle des caramellistes et des fagottistes dans Il Signor Fagotto, allusion évidente à la querelle des gluckistes et des piccinistes, (qui culmine sur une apologie hilarante des instruments à percussion, avec force onomatopées !! )

La famille, autre sphère d’exercice de l’autorité, est également visée par le travail de sape d’Offenbach : on renverra à cet égard à L’Ile de Tulipatan, œuvre étonnamment prémonitoire au regard de certains débats du moment, mais aussi au rondeau de Stella à l’acte II de La Fille du Tambour-Major, charge féroce contre les mariages arrangés (« Ah vraiment je le déclare, les parents sont étonnants, c’est d’une façon bizarre qu’ils aiment leurs enfants »).

Aucune des facettes de l’autorité n’est donc épargnée par la satire offenbachienne. Il n’y a, en réalité, rien d’étonnant à cela : à une époque où la liberté d’expression était sévèrement encadrée, où le suffrage universel n’était qu’une lointaine chimère, et où la police était d’abord politique, les théâtres étaient les premiers (et en réalité presque les seuls) espaces où il était admis de s’en prendre aux détenteurs de l’autorité.

Encore fallait-il pour cela ruser, et respecter une forme de mesure. La charge ne pouvait être frontale et explicite, sauf à compromettre définitivement ses auteurs. On sait que tout au long de sa carrière, y compris à son apogée, Offenbach eut fort à faire pour convaincre la redoutable censure : sans son imprimatur, pas de lever de rideau… La consultation des dossiers conservés aux Archives nationales est, à cet égard, riche d’enseignements, et montre un Offenbach toujours sur le fil du rasoir, cherchant sans cesse « jusqu’où ne pas aller trop loin », pour préserver sa charge satirique.

Reste une question, et non des moindres : celle de la finalité de ce travail de sape méthodique qui constitue un des principaux fils conducteurs de l’œuvre d’Offenbach.

Faut-il prêter à Offenbach des desseins politiques, approche notamment développée, avec un indéniable talent, par Siegfried Kracauer en 1937 dans Jacques Offenbach und das Paris seiner Zeit ? Offenbach, porte-drapeau d’une subversion politique assumée aux ressorts… marxistes ? La thèse, pour séduisante qu’elle soit, nous semble exagérée, car en décalage profond avec ce que l’on connaît de l’homme Offenbach. L’œuvre d’Offenbach ne nous semble pas se prêter à une lecture politique : Jacques Offenbach était en la matière, le contraire d’un idéologue et ses opinions politiques personnelles – pour autant qu’elles soient connues – nous semblent se caractériser avant tout par leur pragmatisme (pour ne pas dire par leur plasticité). Cette approche pragmatique est celle qui conduit Offenbach, après la charge antimilitariste de La Grande Duchesse de Gérolstein à glorifier l’armée de Bonaparte plus tard dans La Fille du Tambour-Major, allant jusqu’à reprendre le Chant du départ dans le final de l’œuvre. Il est vrai qu’il avait, à l’époque (1879) des gages de patriotisme à donner… C’est peut-être dans les couplets du diplomate, issus du Roi Carotte, que transparait le mieux le rapport d’Offenbach à la chose publique. Ces couplets, placés dans la bouche du chef de la police Pipertrunck, méritent d’être cités in extenso :

« Un astre nouveau nous éclaire, adorons le soleil levant !

L’autre disparaît sous la terre, adorons le soleil couchant !

Car ce soleil qui déménage peut sortir demain de son trou.

Prévoyons tout en homme sage, ménageons la chèvre et le chou !

Et voilà, quand on a Monarque ou République

Et oui da, c’est comm’ça qu’on est grand politique !

Mon principe, et qu’il soit le vôtre, c’est de tourner avec le vent.

Il n’en a jamais connu d’autre, ce bon monsieur de Talleyrand.

Pourquoi fût-il grand diplomate ? C’est qu’il savait, en homme adroit,

Tournant le cou dans sa cravate, souffler le chaud, souffler le froid.

Et voilà comme on va de trône en République,

Et oui da, c’est comm’ça qu’on est grand politique ! »

 

Ira-t-on jusqu’à considérer qu’entre Offenbach et les représentants de l’autorité (à commencer, sous l’Empire, par le premier d’entre-eux), il y eut comme une convergence d’intérêts bien compris ? Offenbach avait fait de la satire de l’autorité un de ses fonds de commerce (au sens premier du terme) les plus profitables. Il lui fallait donc cette matière première, sans laquelle il aurait couru le risque de s’étioler : sans Prince, il n’y a pas de bouffon. Pour leur part, l’Empereur et sa cour avaient probablement intérêt à ce que le public se gausse d’eux dans les théâtres, au travers de subterfuges plus ou moins transparents, plutôt que dans des publications ou à travers des mouvements politiques dont l’histoire récente avait montré qu’ils débouchaient régulièrement sur des bouffées révolutionnaires qui emportaient les régimes. Voilà qui permettrait d’expliquer l’apparent paradoxe d’un Napoléon III assistant (avec nombre d’autres têtes couronnées) à la première de La Grande Duchesse de Gérolstein, œuvre qui pourtant allait s’attaquer avec force aux soubassements de son régime. Voilà qui pourrait éclairer la bienveillance active avec laquelle le Duc de Morny, demi-frère de l’Empereur, favorisa la carrière d’Offenbach, jusqu’à écrire (sous pseudonyme) le livret de Monsieur Choufleuri restera chez lui le…, œuvre créée, en 1861, dans les salons du Corps législatif qu’il présidait alors.

Nul paradoxe donc à ce qu’Offenbach ait utilisé son génie (secondé en cela, on ne le dira jamais assez, par certains de ses librettistes) pour se gausser avec constance des puissants, et à ce que ces derniers aient été les premiers à en rire. On saluera pour conclure ce savoureux pied de nez qui a vu le thème du duo des deux hommes d’armes, extrait de Geneviève de Brabant (1867), dont la charge satirique n’a rien à envier à celles de carabiniers des Brigands, devenir, bien plus tard, le thème de l’hymne des Marines américains («The halls of Montezuma »). Voir lors des parades les représentants de cette unité d’élite, incarnation parmi les plus stéréotypées de l’autorité militaire, défiler sur la musique initialement destinée aux braves (et un peu ridicules) Grabuge et PItou: Offenbach aurait adoré.

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