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Sébastien Daucé : « Bouleverser le panthéon, c’est le travail des interprètes »

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Interview
6 juillet 2023
A la tête de l’Ensemble Correspondances, Sébastien Daucé a dirigé le rare Requiem de Campra à Ancy-le-Franc.

Infos sur l’œuvre

Détails

L’œuvre phare du nouveau programme que vous avez offert à Ancy-le-Franc est le Requiem de Campra. Si tous les Requiem ont une histoire, comment expliquer qu’une œuvre aussi achevée, impressionnante de ferveur, ait pu rester dans les cartons durant trois siècles ? Le Requiem de Gilles, qui fut son condisciple, à Aix, auprès de Guillaume Poitevin, connut très vite une diffusion internationale. Or, on ne sait rien, pratiquement, de cette messe, à part les deux sources (Paris et Aix). Les dates avancées vont de 1695 à 1742. Les circonstances de son écriture, le dédicataire ? Rien, malgré l’abondance des documents détaillant au quotidien la vie du temps. Quelle est votre opinion, pensez-vous que l’énigme pourra être un jour résolue ? La fréquentation assidue de la partition vous a-t-elle permis de dégager quelques éléments ?

Je ne pourrai pas répondre mieux que tous les musicologues qui ont travaillé sur cette magnifique œuvre… Je comprends simplement ce problème de datation par un ressenti plus personnel ; cette œuvre est comme le creuset de mille ingrédients qui font l’originalité de Campra : la présence si forte du plain-chant, souvenir de ses années d’études à la cathédrale d’Aix, puis ses années de carrière comme maitre de Chapelle de Toulouse à Notre-Dame de Paris, la vocalité, le contrepoint si cher à son maître Guillaume Poitevin, l’œil tourné vers l’opéra et sa théâtralité, les décorations qui feront les grandes heures du siècle des lumières… L’ancien et le moderne cohabitent ainsi avec bonheur, quitte à faire dérailler les boussoles musicologiques.

Plus d’une dizaine d’enregistrements, sans compter le retour d’Emmanuelle Haïm (sortie en août de son nouveau CD), pourquoi avoir tenu à illustrer ce Requiem ?

Depuis sa création, Correspondances se consacre beaucoup aux musiques inédites. Ce qui me plaît à travers cette démarche et ces choix, c’est d’exercer, après le métier de musicologue et avant le métier d’interprète, le même métier qu’un éditeur : il choisit des œuvres qui lui parlent et les partage ensuite à un public qui lui fait confiance sans connaître ces pièces.

Pour ce programme, l’idée est surtout partie des personnalités qui ont fait vivre la musique à la cathédrale Notre-Dame de Paris au Grand Siècle. Ces maîtres de chapelle successifs étaient recrutés parmi les meilleurs musiciens du royaume et le poste en lui-même était l’un des plus enviés. Versailles a pris tout l’espace dans l’imaginaire de la musique sacrée du Grand Siècle, mais les chapelles royales d’avant Versailles, les cathédrales de France, sont un monde encore trop peu exploré !

Parmi ces maîtres de Notre-Dame, certains y ont été formés (comme Pierre Robert), d’autres y ont simplement exercé quelques années, comme André Campra qui reste le seul vraiment connu du public d’aujourd’hui. Alors j’avais envie de jouer son sublime Requiem, en le mettant en perspective non pas avec ses opéras, qui ont fait sa gloire et l’obligeront vite à renoncer à son prestigieux poste à la cathédrale, mais avec la musique de ses prédécesseurs : si la postérité a (provisoirement) oublié leur nom, leur musique est splendide !

Quelle version avez-vous choisie ? fondée sur le manuscrit de Paris ou celui d’Aix ? pour quelles raisons ? L’instrumentation ? Les flûtes explicitement mentionnées par Campra ? les autres instruments ?

Je suis parti du manuscrit de Paris, qui est la plus ancienne source et qui présente l’avantage d’être de la main même de Campra. Je l’ai complété ici et là de variantes de l’édition d’Aix ; comme toujours je prépare le matériel directement : l’édition est le premier palier de l’interprétation, et on fait beaucoup de choix au moment de copier la musique pour les musiciens.

Pour les autres œuvres au programme, j’ai travaillé (comme très souvent depuis 10 ans !) avec le meilleur spécialiste de ces musiques : Thomas Leconte. Il a fait lui-même l’édition des motets de Pierre Robert notamment. Pour la messe de Cosset, je suis parti de la messe polyphonique, en lui adjoignant des parties instrumentales, à la manière de ce que fait Brossard sur la musique polyphonique d’un autre maître de Notre-Dame, Charles d’Helfer – manière, très commune dans la seconde partie du XVIIe siècle, mais dont il ne reste que peu de traces notées.

Après votre Buxtehude, qui ouvrait magistralement votre répertoire au monde germanique, plus rien, sauf erreur… et l’Italie, mère de Charpentier, et quelque peu de Campra, issu d’une famille ligurienne ? En quoi votre regard, focalisé sur la France du Grand Siècle, est-il également nourri des esthétiques de nos voisins ?

La gourmandise n’est pas un vilain défaut et plein de choses me font envie ! Depuis 2017, nous avons beaucoup creusé le sillon anglais avec Psyché, Cupid and Death, Perpetual Night et plus récemment avec les grands motets de la chapelle de Charles II d’Angleterre. La partie italienne pour l’instant s’est surtout limitée à la personnalité de Charpentier. Néanmoins, face à cet appétit qui remplit chaque jour mes tablettes d’idées pour la suite, plusieurs limites s’imposent : d’abord l’idée de passer d’un projet à l’autre avec un fil lisible et évident (pour moi et pour le public), ensuite des limites économiques. Sur l’Allemagne, après Buxtehude et Schütz, plusieurs choses sont dans les tuyaux : d’abord un tout premier programme de Cantates de Bach la saison prochaine, centré sur les cantates de 1727 composées pour Mühlhausen, dans la parfaite lignée de Buxtehude. C’est une étape importante pour moi, face à une musique que je vénère depuis mon adolescence (il me semble avoir usé plusieurs CD réputés pourtant inusables des cantates par Philippe Herreweghe). Le second projet met en lumière les musiciens allemands et italiens du XVIIe siècle et les voyages, séjours et migrations qu’ils ont pu faire tout autour de la mer Baltique : ce sera un programme autour de la Suède, avec Lucile Richardot en impératrice nordique.

Quels projets nourrissez-vous pour l’ensemble Correspondances ?

J’ai mille idées dans mes carnets mais parmi celles qui se réaliseront prochainement, je suis particulièrement heureux de pouvoir mettre sur le métier l’une des œuvres qui me touchent le plus depuis que je connais la musique de Charpentier :  David et Jonathas. C’est une pièce atypique de toutes parts : son sujet (l’amitié et le serment adolescent), sa conduite dramaturgique mêlée de théâtre, l’intensité fascinante des personnages depuis la Pythonisse jusqu’à David, tout dans cette musique me réjouit au plus haut point. L’idée de la créer dans notre maison, le théâtre de Caen, avec une équipe pleine de promesses, puis de la tourner constitue un miracle absolu pour moi, particulièrement à l’heure où le monde de l’opéra s’éloigne de plus en plus des ensembles indépendants pour des raisons systémiques et économiques.

Quels liens avez-vous tissé avec la Bourgogne, et Ancy-le-Franc en particulier ?

Un lien très affectif : c’est Fannie Vernaz qui est la barre de ce projet depuis deux ans et qui le transforme pas à pas sans ménager ses efforts : aujourd’hui la vie culturelle en dehors des grandes institutions passe par l’énergie et la bonne volonté de personnes comme elles. J’ai d’autant plus envie de la soutenir dans ce projet qu’elle a été l’une des toutes premières personnes à me faire confiance quand je suis arrivé de ma province bretonne à Paris : j’avais 20 ans quand elle m’a confié des éditions pour sa maison (les Éditions des Abbesses) ou pour les grands ensembles dont elles s’occupaient. Et Ancy-le-Franc est un miracle qui nous vient tout droit de la Renaissance : cette cour carrée, splendeur d’architecture et d’acoustique, toutes ces salles remplies de caractères, cette demeure magnifiquement restaurée, l’église, le petit village bourguignon : tous les ingrédients sont là pour qu’Ancy-le-Franc soit dans 10 ans un des hauts lieux de la musique en Bourgogne. Si je peux aider à faire avancer ce projet, je serais très fier d’y apporter une petite pierre !

Quel message la musique ancienne, baroque dans ce cas, peut-elle véhiculer dans notre société actuelle ? « Ce ne sont pas les musiciens de génie qui donnent le ton d’une époque (…) mais souvent de plus obscurs, dont la technique, sans être académique, et davantage en accord avec la société de son temps » (André Pirro). L’affirmation est-elle vérifiée pour les maîtres et sous-maîtres de Notre-Dame de Paris dont vous êtes le meilleur champion ?

Je crois qu’à chaque époque correspond une sensibilité particulière et que cette sensibilité entre en résonance avec certaines créations. Souvent ces créations ont été contemporaines, quitte à confondre la sensibilité et le goût avec l’attrait insatiable de la nouveauté. Parfois les créations contemporaines hérissent, repoussent, révoltent ou laissent indifférents. Parfois encore, des œuvres imaginées quatre siècles avant nous nous semblent extraordinairement actuelles et touchantes… Les créateurs ne sont pas toujours alignés exclusivement sur leur temps et finalement peu importe :  ce qui compte c’est qu’un jour, ce qu’ils ont imaginé et produit vienne toucher le cœur et l’âme d’un auditeur. Il me semble qu’après l’immense travail des pionniers Harnoncourt, Leonhardt et consort, visant à relativiser l’inaltérable panthéon des compositeurs établis au XIXe siècle, le public du XXIe siècle trouve aujourd’hui dans la musique imaginée par leurs aïeux du XVIIe siècle un parfait miroir de langage, de pensées et d’émotions. On ne sait pas ce que réserve la suite : le monde de 2025 sera peut-être majoritairement touché par la musique de Philippe de Vitry, de Cristobal de Morales ou celle de Pierre Robert. Bouleverser ce panthéon, c’est le travail des interprètes !

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