Eclipsés par la redécouverte de ses opera seria, les oratorios haendéliens regagnent du terrain : quelques semaines après son dernier (Jephtha) le Théâtre des Champs-Elysées accueille un de ses premiers, Deborah. N’attendez pourtant pas ici un coup d’essai : second oratorio anglais, Haendel était néanmoins déjà très familier du genre, et en attendant le coup de maître d’Athalia, il a largement puisé dans sa production précédente pour monter cette œuvre avec les meilleurs chanteurs de sa seconde Academy (la Strada del Po, Senesino & Montagnana). On y retrouve ainsi des morceaux des très italiens Trionfo del Tempo et Dixit Dominus, mais aussi de la très germanique Brockes Passion et des déjà anglais Chandos Anthems. C’est donc une forme de best of sacré d’un Handel de 48 ans cherchant une première fois à dépasser les limites de l’opera seria, forme dont il ne s’éloignera définitivement que 8 ans après, lui ayant dédié toute son énergie et produisant des chefs-d’œuvre tels qu’Arianna in Creta, Alcina, Ariodante et Serse. Le livret est assez médiocre tant poétiquement que dramatiquement, mais se tient sans bizarreries et voit l’étonnante irruption d’une violence toute biblique avec le dernier récitatif de Jaël : la gentille jeune fille qui annonce avoir accueilli et désaltéré le chef ennemi en fuite, avant de profiter de son sommeil pour lui clouer la tête au sol en plantant un pieu par son oreille ! Pour composite qu’elle soit, on entend déjà dans la partition beaucoup d’audaces formelles notamment via l’usage régulier d’un grand chœur dont il multiplie les parties et celle d’un ensemble bien plus massif que dans le seria (on parle d’environ 70 musiciens à la création, ce qui surprit les spectateurs).
C’est à l’orchestre ce soir que le bât blesse hélas : avec ses 22 musiciens et la nouvelle acoustique très mate de la salle, l’Amsterdam Baroque Orchestra est incapable de conférer la pompe nécessaire. Sans tomber dans les enflures dont on a affligé ces oratorios avant l’arrivée des baroqueux, un minimum de grandiloquence est requis. Il faut dire que la direction de Ton Koopman n’aide pas : pionnier dès les années 80, son style souffre malheureusement de ce que des chefs récents ont apporté à l’interprétation du Saxon. Certes précises les cordes sont d’une discrétion incompréhensible, leurs attaques ouatées et constamment éclipsées par les chanteurs ou les cuivres, les vents sont insuffisamment distincts et les tempi d’une timidité lénifiante. Restent une attention véritable aux solistes, de belles harmoniques et un chœur pertinent (les diminuendi du final), quoique comme bridé par le faible effectif de l’orchestre. On regrette également qu’une vingtaine de minutes soienté coupées : l’œuvre est tellement rare à la scène (et pas excessivement longue, 2h20), pourquoi sacrifier ainsi presqu’intégralement le rôle de Jaël ?
La donne est plus heureuse chez les solistes : il reste peu à chanter à Amelia Berridge donc, mais son portrait d’innocente gamine meurtrière est assez réussi. Sophia Patsi est une Sisera très efficace aux graves solides à qui ne manque que davantage de personnalité dans la colère. Wolf Matthias Friedrich est un père extrêmement vivant, trop parfois, à la limite du cartoonesque, et ses vocalises sont loin d’avoir la fluidité nécessaire (« Swift inundation »), toutefois nous avouons être séduit par cette composition surprenante. C’est certainement pour Jakub Józef Orliński que la salle est pleine ce soir et il ne déçoit pas : très à l’aise dans ces rôles assez centraux lui permettant de faire usage d’une maitrise technique croissante (la puissance de ses forte par exemple) et poussé par la sacralité du drame à chercher l’intériorité avant la pose, son Barak est en équilibre parfait entre l’ardeur guerrière, la sérénité de l’humble croyant et l’élégance du siècle. Nous n’avons jamais entendu « All danger disdaining » plus à propos (graves somptueux, vocalises aisées, volume toujours épatant pour un contre-ténor, n’y manque que plus d’audace aux variations hors de la cadence) et « Low at her feet » le montre aussi inspiré que mordant. Dommage que le petit orgue surexposé décrédibilise son « In the battle ». Dans les duos, sa voix se marie parfaitement avec celle de la prophétesse époustouflante de Sophie Junker. On connaissait son appétence pour ce répertoire (allez entendre son merveilleux disque consacré à la Francesina), on demeure soufflé par la franchise et la précision de son émission. Avec une voix très différente, elle domine le plateau avec la même autorité qu’Yvonne Kenny dans l’enregistrement de King (Hyperion, 1993). « Choirs of Angels » allie virtuosité et calme divin, bannissant tout essoufflement humain ; « In Jehovah’s awful sight » est paré d’intonations pythiques fascinantes.