Dans une interview donnée autour du Ring mis en scène à Bayreuth en 1976, Patrice Chéreau avouait qu’il ne s’était jamais remis du choc reçu la première fois qu’il avait vu un chanteur lyrique sur scène. La force et l’intensité de ce que pouvait produire le corps humain l’avaient laissé hébété. Voir Christiane Karg chanter sur scène renforce ce mystère du corps chantant : d’une minceur diaphane, de taille modeste, la soprano allemande parvient pourtant à remplir l’immense nef du Palais des Beaux Arts de Bruxelles sans effort apparent. C’est sans jamais forcer le trait que sa voix dialogue avec les instrumentistes de l’Orchestre national de Belgique, et lorsque le trait de Richard Strauss se fait plus épais, que l’orchestre monte en puissance, elle écarte légèrement les bras, ouvre la bouche un peu plus grand, et triomphe sans coup férir de ces brefs face-à-face, tout en gardant son texte intelligible et plein de sens.
Mais le chant n’est pas qu’un mystère physique. C’est aussi l’art d’établir un contact avec le public, et le silence qui régnait parmi les deux mille spectateurs témoignait d’une sorte de transe collective. Nous avons même vu couler quelques larmes. Alors certes, on pourrait détailler les détails techniques qui font de Christiane Karg une artiste de premier plan : ce timbre à la pureté liquide, pourtant facilement reconnaissable, ce souffle inépuisable, cette facilité avec les ornements, ce camaïeu de couleurs qu’elle déploie, l’égalité des registres, l’aisance avec laquelle sa voix se fait l’écho du violon solo lorsqu’elle évoque son « âme qui s’élance dans le cercle enchanté de la nuit ». Mais que tout cela paraîtrait vain face à une interprétation qui s’impose d’elle-même, où tout est à la fois naturel et évident. Le mérite en revient aussi à un Antony Hermus très attentif à sa chanteuse, qui sait respirer avec elle et qui dose avec beaucoup d’adresse les sortilèges orchestraux du dernier Strauss.
Après tant de ferveur, la seconde partie du concert s’annonçait comme une gageure, avec la Septième Symphonie de Mahler, souvent surnommée «le chant de la nuit». Une oeuvre parmi les plus difficiles du répertoire, et qui met tous les pupitres de l’orchestre à rude épreuve. Le redoutable premier mouvement Langsam – Allegro, avec ses incessants changements d’atmosphère, de tonalité et de mesure, manque par moment d’assurance. Les cordes de l’ONB y sont poussées dans leurs derniers retranchements, surtout qu’elles doivent donner la réplique à un pupitre de cuivres d’une solidité d’airain (Le cor ! Le tuba Wagner !).
Mais tout le monde garde son calme, Antony Hermus sait à quel moment il doit épauler ses musiciens, et quand leur laisser la bride sur le cou. Après ce début quelque peu hésitant, l’orchestre se ressaisit, et la première Nachtmusik est un festival de détails heureux, le Scherzo prend à la gorge par son angoisse mêlée d’hédonisme et la deuxième Nachtmusik fait honneur à son indication : andante amoroso. Le finale est bien cette «radieuse lumière du jour» voulue par Mahler, où les instrumentistes, enfin libérés de toute crainte, s’en donnent à coeur joie, explorant tous les recoins d’une écriture où l’orchestre devient lui-même spectacle, pour la plus grande joie d’un public en liesse.