Après le triomphe du Barbiere di Siviglia en février 1816, suivi de La Cenerentola en 1817, Rossini est vivement sollicité par l’impresario Pietro Cartoni qui lui demande un nouvel opéra pour Rome en 1818. En vain : cette année-là Rossini séjourne plusieurs mois à Bologne, et en 1819 il n’arrêtera pas, entre reprise de Mosè in Egitto, composition d’Ermione pour le San Carlo de Naples, de La donna del lago, adaptation de La gazza ladra, rédaction de deux cantates et assemblage de musique ancienne pour Edoardo e Cristina destiné à Venise. Si bien que Cartoni devra se contenter, en décembre de la même année, de présenter aux Romains une adaptation de l’Otello créé à Naples en décembre 1816, aménagé pour se conformer aux contingences locales en vigueur quant à la distribution et à la censure.
La conséquence première concernera la suppression du chœur féminin : le chœur sera exclusivement composé de voix masculines, les suivantes de Desdemona devront rester muettes. Mais la deuxième touche à la moralité : le meurtre de Desdemona étant motivé par les fureurs d’une passion charnelle, sa représentation est strictement impossible. Dès lors, la seule option possible est que Desdemona ne meure pas, et qu’une fin heureuse remplace la fin tragique. Cela s’était déjà vu dans l’adaptation de Jean-François Ducis (1794), dans l’opéra du baron Cosenza, créé à Naples en 1813, et aussi dans un ballet-pantomime de 1808. Rossini lui-même avait procédé à une opération inversée avec Tancredi en écrivant un final tragique pour Ferrare.
Mais à ces contingences se sont ajoutées celles liées à la distribution, qui amènent à adapter les lignes vocales aux interprètes disponibles, moins virtuoses qu’à Naples, et celles liées au souci de complaire aux personnes ayant autorité sur les théâtres. A Rome, ce patron des arts est alors le Cardinal Consalvi, un riche mécène qui voue un culte à la musique de Cimarosa, et c’est ainsi que dans le monologue d’Otello à l’acte II surgit la cavatine « Smarrita quest’alma » de l’opéra Penelope. Parmi les autres changements notables signalés dans le programme établi par Reto Müller, le président de la société Rossini allemande, l’introduction au premier acte d’une cavatine tirée d’ Elisabetta regina d’Inghilterra, « Esulta, Patria ormai » et la suppression du duettino Desdemona-Emilia. À l’acte II l’air de Rodrigo – le rival malheureux d’Otello – « Che ascolto !… » disparaît, Emilia récupère l’air « Tu che i miseri conforti » tiré de Tancredi et Otello celui déjà cité. Au dernier acte, un dialogue est nécessaire pour qu’Otello renonce à tuer Desdemona ; le duetto d’ Armida « Amor, possente nume » fera l’affaire, et puisqu’il faut un final joyeux, ce sera « Or più dolci intorno al core » de Ricciardo e Zoraide. Pour être complet, ajoutons que le personnage de Lucio, le confident d’Otello, disparaît, confondu avec celui du Doge, et qu’on n’entend pas la chanson du gondolier.
Sans tergiverser, avouons que cette version – peu représentée dans la décennie suivante – ne nous a pas passionné, peut-être parce que nous avions fait l’erreur de réécouter l’enregistrement réalisé en 2008 sous la direction d’Antonino Fogliani avec Michael Spyres dans le rôle-titre. Francesco Meli a pour lui une voix puissante, ferme d’accents, mais il n’est pas le baryténor que requiert le premier air, les aigus en voix mixte sont prudents, les vocalises sont laborieuses, et les notes les plus graves exhalées plus que chantées. Reste l’impact du timbre et les récitatifs sculptés, qui manifestement suffiront à combler le public. Diana Haller n’est pas non plus Jessica Pratt mais elle a dans ce répertoire Colbran une légitimité de couleurs et une maîtrise technique qui lui permettent, après que la voix s’est rapidement échauffée, de camper une Desdemona de premier ordre, aussi vibrante qu’on peut la souhaiter. Définie comme mezzo, elle s’oriente vers le soprano, dans un parcours comparable à celui de Karine Deshayes, et son extension dans l’aigu semble justifier ce choix.
Le rôle d’ Emilia, la suivante fidèle, alors définie soprano mais selon notre terminologie mezzosoprano, est attribué à Verena Kronbichler, élève de l’Académie, Tisbe dans La Cenerentola, dont le timbre de velours nous captive avant l’entracte, après lequel la voix n’aura plus cette séduction, un mystère qu’on aimerait bien comprendre. Un autre élève, Anle Gou, affronte le rôle du traître Iago avec détermination. On retrouve la projection déjà appréciée dans Pierre de Médicis, la clarté de la prononciation et l’apparente facilité de l’émission des aigus. C’est Samuele Di Leo qui interprète le bref rôle du Doge, avec clarté et une bonne projection.
Pourquoi Elmiro, le père de Desdemona, hait-il Otello alors qu’il ignore leur union secrète ? Nathanaël Tavernier l’incarne de sa haute stature et de sa voix profonde, qui résonne d’autant plus dans cet environnement de ténors. Rodrigo, qu’il voudrait pour gendre, est échu à Juan de Dios Mateos, qui fait une carrière internationale. Le timbre sonne parfois très légèrement nasillard mais l’extension vocale et la souplesse sont notables, et dans le duo avec Otello il remporte aisément la montée à l’aigu. Ce bagage technique est assorti d’une expressivité justement mesurée des sentiments du personnage.
© Patrick Pfeiffert
C’est Antonino Fogliani, le directeur musical du festival, qui devait diriger ce concert. Empêché pour raison de santé, c’est Nicola Pascoli, qui avait dirigé le concert de Cracovie, qui le remplace. Les choristes et les musiciens de l’ensemble de la Philharmonie-Szymanowski le connaissent donc et c’est sans heurts que le concert de Bad Wildbad se déroule. La direction est précise et souple, mais l’intensité sonore semble par moments échapper au contrôle, car les solistes, placés devant l’orchestre, ont parfois du mal à se faire entendre. A noter les beaux soli de clarinette, flûte et harpe.
Le dernier accord n’est même pas fini que dans la halle réaménagée, où la tribune a été supprimée – à tort à notre avis, mais il s’agit peut-être de sécurité – c’est un hourvari d’exultation qui se prolonge, au plaisir évident des interprètes. L’adaptation a fonctionné, mais nous préférons l’original !