L’époque est décidément des plus curieuses pour l’industrie discographique de la musique classique. Alors que l’on continue de déplorer le manque d’intégrales lyriques, malgré les efforts récents de certaines maisons de disques, les récitals, eux, se multiplient à un rythme effréné. À titre d’exemple, depuis 2018, Jakub Józef Orliński sort un opus chaque année, et, dans le cas présent, Bruno de Sá publie déjà, deux ans après « Roma Travestita », un second récital chez Erato. Si l’on comprend que ces parutions peuvent servir de cartes de visite, elles arrivent peut-être trop tôt dans la carrière de jeunes artistes encore en pleine maturation. Ce « Mille affetti » en est la plus parfaite illustration.
Le CD cherche à mettre en lumière la richesse des sentiments et des émotions véhiculés dans certains airs d’opéra seria de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Avec six morceaux en première mondiale, le récital brille avant tout par la rareté de son programme, dévoilant les trésors d’une époque où les castrats, bien que toujours sollicités, étaient en plein déclin. On se réjouit ainsi de découvrir le Mesenzio, re d’Etruria de Cherubini, composé pour Francesco Porri et créé à Florence en 1782, ou encore la grande scène de l’Andromeda de Johann Friedrich Reichardt (Berlin, 1788). La redécouverte d’un Turco in Italia de Franz Seydelmann, antérieur d’une vingtaine d’années à celui de Rossini, se révèle également savoureuse. Ici, le personnage de Selim – authentique basse bouffe chez Rossini – est confié à un castrat soprano ! Dans ce florilège de découvertes, l’inclusion de l’Exsultate, jubilate de Mozart, déjà enregistré plus de 150 fois au disque, et accompagné d’une vidéo de promotion dont on laissera le lecteur juger de la pertinence, interroge. Fallait-il vraiment ajouter cette œuvre à un programme si original, d’autant qu’elle constitue l’un des moments les moins inspirés du disque ?
À l’écoute de cet opus, on ressort avant tout impressionné par la performance technique du chanteur, plutôt que véritablement conquis ou ému. L’investissement de Bruno de Sá est indéniable : il parvient à retranscrire les crescendos émotionnels des grandes scènes d’opéra, et rend palpable l’ambiguïté entre théâtralité et dévotion dans le Salve Regina de Zingarelli. Sa voix de soprano est fascinante à bien des égards : le registre aigu est d’une facilité déconcertante et d’une grande brillance, bien que parfois un rien strident et utilisé de manière excessive. On peut s’interroger sur l’opportunité de ce contre-ut tenu à la fin de l’aria de Cherubini, ou encore d’un contre-mi bémol bien inutile dans la cadence de l’aria du Turco in Italia. Par ailleurs, si la maîtrise de la vocalise est remarquable, l’équilibre entre les registres est parfois précaire, comme en témoigne l’aria d’Andromeda. De même, la partie grave de l’Exsultate, jubilate semble échapper au chanteur, dévoilant une certaine fragilité dans ce registre. Plus gênant, la voix un peu mince et légèrement acide de Bruno de Sá manque sensiblement de diversité dans les couleurs. Dans l’aria « Lungi da te », extrait de Mitridate de Mozart et avec cor obligé, là où, en dix minutes, Cecilia Bartoli bouleversait en explorant toute une palette d’émotions, la version de Bruno de Sá, qui semble interminable, laisse une impression d’uniformité.
L’accompagnement orchestral, assuré par le vaillant Wrocław Baroque Orchestra sous la direction de Jaroslaw Thiel, est quant à lui irréprochable. Les musiciens soutiennent le sopraniste avec finesse, et illustrent à merveille la fougue de l’ouverture très Sturm und Drang du Tobia de Mysliveček. Au final, cet album, bien que fascinant par son audace, reste inabouti. Mais Bruno de Sá, qui se prépare par exemple à incarner … Donna Elvira en 2025 au Komische Oper de Berlin, n’a sans doute pas dit son dernier mot…