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Dix moments de Bel canto adamantin

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Actualité
30 octobre 2020
Dix moments de Bel canto adamantin

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C’est l’un des plaisirs coupables de l’opéra : chaque terme peut y être entendu et utilisé de mille manières. Qu’est-ce d’ailleurs que le bel-canto ? Faut-il l’entendre de manière philologique, comme un bijou de famille du premier chant baroque ; de manière historique comme un élément de décor du dix-neuvième ou de manière illustrative, comme un compliment concédé à tout ce qui relève du beau chant ? En peinture, le maniérisme connait les mêmes mystères, utilisé tour à tour comme une insulte ou comme une étiquette. Que veut dire adamantin, d’ailleurs ? Voici une sélection amoureuse de dix moments musicaux stupéfiants qu’il faut avoir écoutés au moins une fois dans sa vie d’amateur d’opéra.


1. Jonas Kaufmann fait couler le chocolat dans les veines

J’avais quelque peu suscité les moqueries de la rédaction et de nos lecteurs quand j’avais assuré qu’écouter Jonas Kaufmann me donnait la sensation que du chocolat chaud coulait dans mes veines. Toutefois ceux et celles qui reprochent souvent à juste titre la voix trop sombre et parfois rauque du ténor munichois se sont sentis emportés par la sensualité incandescente de son interprétation de Don José aux Chorégies d’Orange en juillet 2015. Phrasé parfait, puissance de l’émission, français qu’envieraient bien des chanteurs autochtones, incroyable jeu d’acteur porté par ce timbre chaud et cuivré qui donne des frissons. Mais surtout, dans ce théâtre antique qui tue les plus belles voix, Jonas lance le si bémol final dans un pianissimo étourdissant qui vous laisse… sans voix ! Hé oui, il n’est nul besoin de hurler pour se faire entendre, à l’opéra comme en politique d’ailleurs. [Roselyne Bachelot – propos receuillis en setptembre 2019]

2. Marina Rebeka n’échappe pas à son horrible destinée

Quel meilleur antidote aux idées reçues que cette « horrible destinée » intaillée d’un soprano incisif par Marina Rebeka. Non, les chanteurs du passé ne sont pas irremplaçables et irremplacés (bien que cette même scène interprétée par Anita Cerquetti soit également incontournable). Non, le belcanto n’est pas forcément italien. Rossini à la conquête de Paris a adapté son écriture à notre langue sans renoncer à l’ivresse du chant. Il fut ensuite beaucoup copié : Donizetti, Meyerbeer, Halevy, Verdi… Jamais égalé ? Nous osons l’affirmer. Non, l’orchestre dans ce répertoire n’est pas un simple faire-valoir. La direction tout feu tout flamme de Marco Armiliato impulse l’impression d’urgence exigée par les péripéties du livret. Oui en revanche, l’extrait proposé est incomplet. La deuxième partie de l’air, tout aussi excitante, est introuvable sur YouTube. Pour l’écouter, il faut acheter l’album « Amore Fatale » (gnak gnak !). [Christophe Rizoud]

3. Dietrich Fischer-Dieskau fait son Tedeschino

DFD et le bel canto, c’est une histoire contrastée. C’est en Verdi qu’il cultiva la veine belcantiste, toute de legato suprême et d’agilité vocale. Il suffit d’écouter dans la lamentation de Rigoletto le smorzando quasi morendo final : les barytons italiens ne nous donnent pas cela, pas plus qu’ils ne nous donnent cette longueur du souffle ni cette morbidezza de la ligne dans ‘miei signori’ et, je vous prie, avec le trille ! Ecoutez aussi Il balen del suo sorriso, autre exemple de ligne incomparablement châtiée. Ce verdien avait dans l’oreille Donizetti et Bellini, comme son ténor de compère, Carlo Bergonzi, mais ne s’aventura guère en terres authentiquement belcantistes. Ses interprétations verdiennes tiennent le haut du pavé, et pourtant son italien conserve quelque chose d’anguleux, avec des voyelles étrangement ouvertes, la tentation du parlando affleure constamment, l’aigu pâlit vite et le timbre possède quelque chose d’un peu trop adamantin au goût de beaucoup, qui le prive du velours belcantiste. Seul le génie de l’interprète peut éponger la bile des censeurs. [Sylvain Fort]

4. Barbara Hannigan règle son compte à la neige

Pris au pied de la lettre, un moment de bel canto adamantin est une page de beau chant, où l’on se prend à comparer la voix de l’interprète aux qualités d’un diamant : brillance, éclat, pureté et autres superlatifs. Pris au pied de la lettre, ce bel canto adamantin, on le retrouve dans le dernier mouvement du Let me tell you de Hans Abrahamsen. La narratrice Ophelia nous y conte son futur : « Je sortirai. Je lâcherai la porte, et ne regarderai pas ma main en l’enlevant ». La prose sobre et touchante de Paul Griffiths inspire à Abrahamsen un « fond de paysage triste et glacé », fait d’harmoniques de cordes, de crissements et de lentes chutes de flocons aux percussions. Sobre, simple et sincère, la voix est tout à l’image du texte. Mais le compositeur savait qu’il écrivait pour Barbara Hannigan. Il perce sa ligne vocale d’un vertigineux contre-ut : « Snow falls. », s’exclame Ophelia sur cet aigu qui ne semble jamais finir. Tout l’art de la chanteuse canadienne semble tenir dans ces deux syllabes, dont l’éclatante pureté justifie leur présence dans ces dix moments de beau chant. [Alexandre Jamar]

5. Beverly Sills fait trois fois le tour d’un guéridon

Quelle période ! Ah ce n’est pas du Romeo Castellucci, bien sûr, mais c’est un peu du Marthaler quand même, dans sa veine Derrick. Beverly Sills dans un salon bourgeois flanqué des rideaux de pépé avec sur la tête le plumet de Michou. Tout un moinde lointain. Un metteur en scène a dû lui dire, fort de ses recherches philologiques, que la créatrice du rôle avait jadis adopté telle et telle posture, lui soumettant gravures et traités anciens, provoquant sa probable circonspection. Le reste – l’essentiel, donc – est laissé au génie pyrotechnique de Sills, qui s’amuse en surenchérissant de trilles et de suraigus dans une démonstration aussi frivole qu’orgiaque. N’est-ce-pas là le sens du bel-canto, justement, qu’on s’en fiche un peu de tout, tant que ça groove ?  [Camille De Rijck]

6. Beverly Sills fait léviter La Scala

La Scala de Milan, avril 1969. Renata Scotto, enceinte de son premier enfant, doit renoncer à chanter le rôle de Pamira dans ce qui s’annonce comme un événement de la saison : la re-création d’un opéra méconnu de Gioachino Rossini, L’assedio di Corinto. Beverly Sills, méconnue en Europe mais qui triomphe déjà au New York City Opera, est appelée à la rescousse, partageant l’affiche avec Marilyn Horne et Franco Bonisolli. Certes on a un peu de mal à reconnaître Le siège de Corinthe (ou même Maometto II) dans cette partition traficotée et ces variations échevelées, mais Beverly Sills subjugue et enflamme le public de La Scala. Il y a de quoi : la chanteuse est dans une forme surréelle, et ose dans cet air (« Dal soggiorno degli estinti ») des coloratures, trilles et autres suraigus stratosphériques qui semblent comme flotter sans effort dans l’air. La prière, « Giusto ciel, in tal periglio » extraite de la même soirée, est de la même veine. C’est précisément dans ce rôle que « Bubbles » fera ses débuts (très tardifs) au Metropolitan Opera de New York en avril 1975. Mais les prises de rôles lourds (dont les reines donizettiennes) auront alors déjà commencé à altérer sa voix. [Antoine Brunetto]

7. Leontyne Price fait sauter l’éternité

Il se dit que « le regard indifférent est un perpétuel adieu ». Loin d’être indifférent, parfois, ce regard laisse deviner l’écho éternel d’une voix raisonnant dans les méandres de la mémoire. Lorsqu’à 58 ans, Leontyne Price met fin à sa carrière, c’est Aïda qu’elle décide de d’incarner pour la dernière fois, ce rôle qui l’avait hissé au rang de star sur cette même scène du Metropolitan Opéra de New York 35 ans plus tôt. Dans cette production d’Aida mise en scène par John Dexter (assez inégale dans sa totalité) c’est probablement l’air « O Patria mia » du troisième acte que retiendra l’histoire. Enveloppée par l’écrin orchestral créé par James Levine, Leontyne Price subjugue le public, lequel retiendra audiblement son souffle jusqu’à exploser après les derniers paroles de l’air : « non ti vedrò mai più » (je ne te reverrai jamais). Si la performance venait d’entrer dans l’histoire, c’est un regard, ou plutôt deux qui transcenderont ce moment. Le premier regard inflexible d’Aïda se brisera progressivement devant le torrent d’amour du public, laissant place au regard de Price qui, les yeux mouillés d’une émotion brute, finit par craquer et s’agenouille devant un Metropolitan Opera qui ne cesse de l’acclamer. [Bruno Kele-Baujard]

8. Ann Hallenberg donne une définition du rococo

Car avant le bel canto finissant de Bellini et Rossini, il y avait le bel canto triomphant du XVIIIe siècle. Lorsqu’en 1751, Carl Heinrich Graun écrit son Britannico pour Frédéric II de Prusse, il est à l’apogée d’une belle carrière auprès du souverain. Celui-ci l’avait choisi 10 ans plus tôt pour constituer sa troupe de chanteurs et inaugurer son tout nouvel opéra royal à Berlin avec un autre sujet antique, Cesare e Cleopatra. Si ce dernier a eu les honneurs du disque, ce n’est hélas pas le cas de Britannico dont un air a pourtant continué à être interprété au XIXe siècle, notamment par Pauline Viardot ! Créé par Giovanna Astrua, épreuve du feu pour Gertrud Mara, cet air souvent cité dans les histoires de la musique, doit à Ann Hallenberg sa flamboyante résurrection contemporaine dans son récital autour des avatars lyriques d’Agrippine. Paradigme de virtuosité, la chanteuse qui s’en empare doit à la fois en maitriser les moindres recoins et connaitre tous ses chausse-trappes sans jamais s’enferrer dans une froide technicité instrumentale (le musicologue Holger Schmitt-Hallenberg précise d’ailleurs dans la notice du disque que la cadence chantée par sa femme sur ce disque est basée sur celle retrouvée dans… une horloge musicale danoise !). Chaque interruption rythmique, chaque gradation, chaque descente chromatique illustre l’effroi de la mère devant l’attitude de son monstrueux fils, Néron, ingrat qui cherche à se débarrasser de son auguste et omnipotente protectrice (il dû d’ailleurs s’y reprendre à trois fois). Or il faut en avoir sous le coude et dans les cordes vocales pour aller au-delà d’une exécution infaillible de ces interminables suites de croches. Si Julia Lezhneva l’interprète avec une excellence technique indéniable mais prévisible car répétitrice, c’est avec Ann Hallenberg que le frisson s’empare de nous : elle magnifie ce défi vocal en haletante course angoissée d’une ogresse blessée dans sa chair. Tout le vocabulaire bel cantiste est mis au service de l’expression et du drame. La mezzo suédoise est d’ailleurs hors de sa zone de confort, la partition la force régulièrement à aller chercher des aigus tendus: la crise de nerf se pare d’une danse au bord de l’abîme vocal, le craquage n’est jamais loin et l’on est grisé de la voir triompher, non sans risque, de ces 8 minutes de néguentropie jouissive ! [Guillaume Saintagne]

9. Philippe Jaroussky sort de l’adolescence et de sa réserve

Selon Rodolfo Celletti – la référence en la matière –, le Bel Canto prend fin en 1823 avec Semiramide de Rossini. Raison de plus pour aller pêcher nos perles adamantines dans le répertoire du settecento et dans nos souvenirs les plus émus. Orlando Furioso en version de concert, le 7 octobre 2003 au Théâtre des Champs-Élysées : un jeune homme aux airs de pensionnaire échappé d’un collège anglais s’avance timidement sur scène et d’un timbre à la pureté étrange entame sans respirer un dialogue amoureux avec la flûte, variations incluses (Ah ! Les reprises variées ! L’opium de tout amateur de Bel Canto). L’année suivante, les Victoires de la Musique classique désignent Philippe Jaroussky « révélation artiste lyrique ». [Christophe Rizoud]

10. Samuel Hasselhorn bouleversifie le Concours Reine Elisabeth

Ceux qui considèrent que le belcanto n’a jamais été aussi bien servi que par l’invraisemblable discipline vocale des chanteurs allemands trouveront avec cette interprétation une confirmation éclatante à leur goût de la provocation. L’exploit de Samuel Hasselhorn est triple. D’abord, il chante cet arioso difficile entre tous lors de la finale avec orchestre du Concours Reine Elisabeth comme s’il s’agissait d’un gala de charité. Ensuite, il déploie au service de ce lyrisme tragique non seulement une respiration infinie, mais pour ainsi dire une expressivité de la respiration : le chant n’est pas seulement sur le souffle, comme il se doit, il sculpte le son par le souffle – ce qui est en définitive l’esthétique du belcanto à son sommet. Enfin, le génie de l’émission vocale n’empêche en rien une articulation du texte posant les accents avec une science du mot simplement bouleversante. [Sylvain Fort]

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