Le malheur est toujours un moment de vérité. Le monde tel qu’il va n’en est pas avare. Il est même particulièrement dispendieux de crime et de barbarie. Le contraste est saisissant entre le malheur des peuples, le martyre des familles, et les tracas qui persistent parfois à irriter le quotidien de nos sociétés ou de nos petites vies. Il est des conforts que nous avons fini par prendre pour établis, et dont la disparition ne nous semble pas envisageable, mais nous savons bien, au fond de nous, tirer les leçons des souffrances d’autrui : nous sommes, nous aussi, fragiles et précaires. Richard Strauss n’aurait jamais pensé voir en ruines son cher Opéra de Munich, qui était toute son enfance, toute sa vie et, mieux que cela, l’incarnation de cette civilisation en laquelle il avait tant cru. Que vaut aujourd’hui cette « culture » dont nous continuons d’être les apôtres zélés quand tout, autour de nous, semble se fissurer ? Car ce ne sont pas seulement des peuples qui se combattent, mais des valeurs qui s’affrontent. Ce sont des spectres qu’on croyait vaincus qui s’invitent de nouveau dans nos débats. Ce sont des morts qui laissent aux autres le goût amer de leur survivre. Quelque chose d’immonde refait surface et poisse nos jours. Allez écouter Traviata ou Turandot, après ça, sans vous demander un peu ce que vous foutez là. Je connais la réponse : il faut sauver la culture et se battre pour elle, car elle est ce qui nous sauve du renoncement à l’humanité ; elle est ce qui justifie qu’on continue à se battre pour des valeurs qu’elle illustre et inspire. C’est tout à fait vrai. Il n’en reste pas moins que guette ardemment le risque du désespoir. Si la culture fabrique tant d’humanité, pourquoi l’humanité, qui a accès comme jamais aux trésors de toutes les cultures du monde, s’ingénie-t-elle encore à s’entre-massacrer ? Nous avons cru unir les hommes par les symboles et les sentiments, et ils se déchirent comme si jamais rien n’avait été fait. Le West-Eastern Divan Orchestra de Daniel Barenboim a affiché une détresse qu’on ne peut que partager. Rien ne vaincra donc la folie des hommes ? S’il est vrai que la culture tisse la paix, elle semble qu’elle ait perdu le coup de main. Le risque est là de faire de nous des consommateurs de culture par habitude, et non des individus auxquels la culture sert encore de boussole. Il faut, cependant, y croire encore. Au moment où la marche du monde pourrait nous faire perdre la foi dans ce que la culture accomplit réellement, il faut réaffirmer à quel point elle est fondamentale. En ces temps anthracites, elle est à la fois prière et guérison. Elle atteste ce que l’être humain peut faire de ses facultés quand il a décidé de les rassembler au creux de ses mains et de les offrir à son prochain. Aussi, ces temps-ci, n’est-ce peut-être pas dans les salles d’opéra que l’on trouvera la consolation, ni dans un quelconque grand spectacle à effets. La certitude qu’une humanité reste possible nous vient plutôt de ces petites salles où deux, trois, quatre musiciens ont décidé de jouer, discrètement, sans annonces, presque secrètement. Où leur petit nombre laisse sonner encore le silence auquel ils font concurrence. Ce silence qu’ils peuplent de leur voix, du son de leur instrument, presque en tremblant de faire trop de bruit. Dans l’ascèse du piano solitaire, du chanteur de lieder, du quatuor, la machinerie n’a pas sa place et nous sommes à la hauteur même de la musique, de sa chair, de son sens – et du pur partage qu’elle inspire. Cela est vrai de toute expression artistique qui semble échapper à l’industrie, au formatage, et respecte notre singularité en affirmant la sienne ; c’est un metteur en scène réglant pendant des heures un geste, une lumière ; c’est le poète qui compose au cœur de la nuit ; c’est le violoniste offrant Bach en antidote à quelques oreilles qui passaient par là ; c’est la danseuse qui, malgré tout, va faire grincer ses muscles parce qu’un geste bien fait sauvera le monde. Cette culture à hauteur d’être, entièrement guidée par l’amour de l’art, qui est aussi l’amour pour le prochain, les circonstances actuelles nous y rendent infiniment plus sensibles ; ce qui était hier le pain ordinaire de nos dilections devient miracle répété, infiniment précieux, quand l’ombre s’étend. Cela, nulle épreuve ne le videra de son essence. Au contraire, la nécessité s’en impose avec une urgence nouvelle, comme un dernier rempart.
L’édito de Sylvain Fort : « Le malheur est toujours un moment de vérité »
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Edito
4 novembre 2023
Il en va de l’Histoire comme de nos existences individuelles. Le moment où l’horizon s’assombrit est le plus sûr instant pour vérifier ce qui, parmi nos croyances, nos liens, nos goûts, tient le choc ou s’effondre.
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