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Edwin Crossley-Mercer : « Cette vie intérieure, silencieuse de la voix, comme une plante qui se développe, est comme interrompue »

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Interview
21 avril 2020
Edwin Crossley-Mercer : « Cette vie intérieure, silencieuse de la voix, comme une plante qui se développe, est comme interrompue »

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Après un début d’année particulièrement intense, le baryton-basse franco-irlandais Edwin Crossley-Mercer devait reprendre le rôle de Guglielmo dans Cosi Fan Tutte à Gand en avril, avant d’interpréter Pollux dans Castor et Pollux de Rameau puis Rodomonte dans Orlando Paladino à Munich. Il a accepté de nous parler de la manière dont il appréhende cette période éprouvante.

Vous avez dû annuler le dernier spectacle de La Cenerentola à Munich, que nous chroniquions le 2 mars dernier, parce que vous êtes tombé malade ; était-ce le coronavirus ?

Je n’en sais rien parce que je n’ai pas réussi, malgré mes demandes, à me faire tester en France, où je suis revenu après avoir dû renoncer à chanter la dernière représentation. Après le deuxième spectacle début mars, j’ai ressenti des symptômes qui sont ceux du Covid-19 : une toux sèche et douloureuse, un mal de bronches et des difficultés respiratoires que je n’avais jamais eues auparavant. Des collègues revenaient du cluster en Italie du Nord… Tout prête à penser que c’était cela. La conjonction des éléments est trop criante. J’ai dû m’arrêter après la troisième représentation, malgré ma frustration de ne pouvoir aller au bout, d’autant plus que le spectacle rencontrait un beau succès ; mais c’était la seule décision à prendre. Je suis ensuite resté isolé en France et tout est passé en deux semaines, même si cela a été difficile, avec des rechutes. Aujourd’hui, plus une trace ! J’aurais cependant vraiment voulu être testé: je n’ai pas été informé sur mon état de santé, on m’a juste dit de rester seul chez moi.

Quel est votre état d’esprit face à la crise actuelle ?

Je suis abasourdi et inquiet sur les répercussions globales, tant en ce qui concerne mon métier, que la société dans son ensemble, en espérant que le déploiement de solidarité internationale auquel nous assistons laisse la place à une réelle collaboration devant cette crise épidémique et ne se transforme pas en méfiance et en repli. Côté professionnel, j’ai bien sûr des inquiétudes : pour ne prendre qu’un exemple, qu’en sera-t-il des déplacements à l’international dans les mois qui viennent ? En admettant que les spectacles reprennent, vais-je pouvoir quitter la France, alors que j’ai beaucoup d’engagements à l’étranger ? Plus généralement se pose la question du rôle du chanteur dans la société, et des formes sous lesquelles la musique est partagée. Avec le développement du multimédia, le public peut prendre l’habitude de regarder des spectacles en streaming, en sécurité depuis son canapé, reviendra-t-il dans les salles ensuite voir des créations sans inquiétude ? Le lien qui reste est celui du numérique en ces temps de solitude mais après il faudra retrouver le plaisir de se rassembler. J’espère que le théâtre et les festivals seront pris d’assaut après cette période de disette.

Sur un plan personnel, comme tout le monde, je trouve difficile de ne pas avoir de réponses à mes questions immédiates, de ne pas voir mes proches, de ne pas sortir, de ne pas pouvoir me déplacer comme je le voudrais, d’aller au restaurant ou inviter des amis à dîner chez moi. J’ai du mal aussi avec l’ambiance générale, la méfiance qui règne quand je sors, les masques et tout ce qu’il y a d’anxiogène dans ce robinet continu d’informations… Heureusement je ne suis pas tout seul et c’est un cadeau de ne pas être isolé et contraint à la solitude. En plus je vis dans un endroit magnifique [en Auvergne, dans le parc du Livradois-Forez, NDRL] et je pense à tous ceux qui n’ont pas cette chance, aux personnes isolées ; je pense à tous ces gens dans leur chambre en Ehpad sans visiteurs, ou à l’hôpital, qui doivent espérer la fin de cette période angoissante. Je pense surtout aux gens qui sont malades, avec la peur devant la maladie inconnue, ceux qui vivent mal leur situation de confinement, je suis de tout cœur avec eux. La pandémie actuelle et ses répercussions dépassent tellement ma « vie d’artiste » que je ne m’attarde pas sur ma situation personnelle. On se retrouve pris dans cette crise, chacun d’entre nous.

Comment vivez-vous au quotidien ? En particulier, travaillez-vous votre voix comme vous le faites en temps « normal » ?

Je vis un contraste saisissant entre un début de saison très intense, marqué par de nombreux voyages, et cette période très calme, trop calme, où je profite d’une campagne où j’ai toujours voulu vivre. Je n’ai pas pu chanter pendant une bonne semaine après avoir récupéré ; la maladie et les annulations m’ont certainement fait perdre un peu le goût de m’exercer. Mon prochain concert sera peut-être au mois d’août et je trouve très difficile de vivre avec ce manque de visibilité. L’annulation de toute la fin de cette saison qui devait être si remplie m’a un peu coupé l’herbe sous le pied ; j’étais au mieux de ma forme vocale pour le belcanto rossinien et tout s’est arrêté sans perspective. Cela m’a stoppé net, en plein élan. A présent, je n’ai pas de planning autre que quelques vocalises pour me maintenir en forme et chanter ce qui me plait ! Ma prochaine prise de rôle est repoussée à novembre.

Dans ces conditions, j’essaie de voir aussi les points positifs : je profite de ce repos forcé pour faire du jardinage et m’occuper de mon terrain, c’est une excellente activité ! Je vois cela comme des vacances : je n’en ai pas eu d’aussi longues ces dernières années. Je prends le temps de jouer du piano, avec une véritable obsession pour Schubert, et pour ressortir des partitions poussiéreuses, de mélodies françaises du XIXe, que je considère pour un récital prochain. J’en profite aussi pour réécouter des CDs qui m’ont inspiré adolescent, Macbeth, Eugène Onéguine, Tchaïkovski dans tous ses états, et je découvre enfin des enregistrements que l’on m’a offerts, comme les symphonies de Schumann, une version extraordinaire de La Walkyrie, les concertos pour piano de Beethoven sur instruments d’époque (sublime version avec Kristian Bezuidenhout et Heras-Casado !), ou Rameau joué par Alexandre Tharaud. Je suis mon instinct pour écouter ce qui me trotte dans la tête, comme un enfant. Et je prête une attention particulière à l’écriture, aux couleurs de l’orchestre en consultant les partitions si je peux les trouver. Ces moments me permettent d’affiner un projet que je devrais réaliser dans les mois qui viennent, face à l’orchestre cette fois-ci si le planning le permet.

Cette pause forcée vous amène-t-elle à prendre du recul sur votre carrière ?

C’est la première fois depuis plus de dix ans que je passe plus d’un mois sans voyager, sans avoir un objectif vocal dans l’immédiat. C’est à la fois terrifiant et génial de se sentir comme un retraité ! Ou comme un étudiant ! Oui, je dirais que je suis comme plongé dans la retraite, une casserole dans une main et un râteau à feuilles dans l’autre. En rangeant la maison, j’ai redécouvert de vieux programmes, des photos, des vidéos que l’on stockait sur des DVD. Oui, je prends du recul sur ces quinze années passées sur scène, des petits rôles aux récitals et aux grands défis que j’aimerais relever de nouveau. Dandini que je viens de faire à Munich en faisait partie. Et c’était une chance que de reprendre ce rôle dans la mise en scène classique de Ponnelle. Je repense à Giovanni, à Leporello, au Comte et à Figaro que j’aimerais tous rejouer.

L’année prochaine je ferai mon premier Alfonso ! Oui, le temps passe. Et je connais mieux ma voix, ce qui lui convient après bientôt vingt ans de chant continu, ses points forts et ce qu’il faut encore travailler ! C’est une question de continuité. Et pour l’instant cette vie intérieure, silencieuse de la voix, comme une plante qui se développe, est comme interrompue. Mais j’attends impatiemment la reprise, parce que sans objectif de scène et sans public, c’est difficile de rester motivé.

Au milieu du flot des voyages et des engagements qui se suivent, on a tellement tendance à se précipiter dans le présent et le futur immédiat. J’adore ce tourbillon, mais aujourd’hui je me sens vivant en regardant mon jardin et le printemps arriver. C’est bête, simple et pourtant essentiel. Sans philosopher, je déguste cette pause. Je m’aperçois aussi de la chance que j’ai que d’essayer de porter la musique « au plus haut » me satisfasse tant personnellement et donne aussi une forme de bonheur au public. L’auditeur et l’interprète sont reliés par cette cause première. Cette prise de distance imposée permet d’entrevoir la chance que l’on a de défendre ce qui peut paraître si futile, si fragile, quand le monde ferme ses frontières et gèle sa société pour la protéger, dans ce qu’elle a de plus noble, réellement, c’est à dire la Vie. Espérons que demain, nous les artistes pourrons jouir de la même liberté. Au moment de la reprise des répétitions, je prendrai certainement la pleine mesure de ce passage étrange, a contrario. Et la musique est toujours là quelque part dans le cœur, dans un coin de l’esprit, même silencieusement.

Comment avez-vous vécu l’annulation de Cosi Fan Tutte, prévu à Gand en avril ? Avez-vous des nouvelles de la production de Castor et Pollux, prévue à Munich à partir du 26 juin ? Et de celle d’Orlando Paladino, toujours à Munich fin juillet ?

Cosi Fan Tutte a été annulé très vite ; sur le coup, j’étais abasourdi à la pensée de ce confinement qui allait durer et me priver de ces spectacles. Pour le festival d’opéra de Munich, pas de nouvelles encore. Mais la situation partout laisse penser que la saison est terminée. Bayreuth, Avignon et Aix ont ainsi été annulés. Quel dommage ! Je me réjouissais de chanter Pollux de nouveau et de travailler avec Hans Neuenfels qui est un grand nom de la mise en scène, souvent controversé. Nous avions fait les essayages, les moulages pour le costume. Peut-être pourrons-nous le donner en version de concert ? En juillet ou à la rentrée ? Je sais que l’opéra de Bavière a continué à diffuser des concerts en très petit comité sur leur « chaîne » malgré la fermeture des salles. L’Allemagne voit les choses différemment que la France. Le confinement y est moins strict et la population est davantage testée. Mais si j’y retourne, je serai peut-être mis en quarantaine avant de pouvoir répéter ! Alors il faudrait tester tout le monde et avoir les moyens de laisser ceux qui sont immunisés reprendre leur activité. L’espoir d’un traitement nous rassemble tous.

Personne n’aurait imaginé un tel verrouillage de notre monde si ouvert et puisque la politique n’est pas mon fort, je dirai simplement qu’il faut pouvoir reprendre dès la fin du confinement avec les bonnes mesures pour protéger les plus faibles. Je pense être dans la même situation que tant de professionnels libéraux et auto-entrepreneurs. Bien sûr, c’est très frustrant de renoncer à ces belles productions et de comprendre que ce métier n’offre pour sécurité qu’une signature d’un contrat en forme de promesse, aisément annulable en cas de force majeure. L’impact financier de tout cela est une perte sèche pour moi, pour beaucoup d’entre nous… Même si j’espère qu’il y aura une reprise, que ces dates seront d’une manière ou d’une autre remplacées, je suis bien conscient qu’un opéra se déplace difficilement avec tous les acteurs sur et hors de scène. C’est un casse-tête infernal. Mais je ne suis pas le plus à plaindre ; je suis inquiet des répercussions que la crise aura, notamment sur ceux qui débutent, qui devaient passer des concours, qui ont une famille à nourrir et quelques cachets à valider pour leur statut. Heureusement, les intermittents du spectacle sont quelque peu protégés en cas de chômage, même a minima. Je pense à mes collègues chanteurs, solistes ou choristes, musiciens d’orchestre, danseurs, tous si talentueux, nous vivons tous d’espérance et de la fierté de pouvoir vivre de notre passion ; pour l’instant, chacun d’entre nous a vu un de ses rêves brisé. N’oublions pas le public, privé lui aussi de ce plaisir. J’ai hâte de le retrouver ! Il nous manque à tous.

Essayons de nous projeter pour terminer. Qu’avez-vous prévu pour la fin d’année ? Avez-vous pour la suite des envies, un rôle en particulier que vous souhaiteriez aborder ?

D’abord j’aimerais que mon enregistrement du Winterreise (avec Yoan Héreau, chez Mirare, NDRL) sorte le plus vite possible ! Tout est gelé depuis maintenant plusieurs mois. Et j’ai hâte d’enregistrer la Belle Maguelone de Brahms. Je me réjouis à l’automne de chanter Tosca à Munich et Didon et Enée à Lisbonne, avant de reprendre Platée à Vienne pour les fêtes. Et si je devais rêver d’une prise de rôle… Eh bien, Golaud dans Pelléas et Mélisande, dans une mise en scène de Jetske Mijnssen dont j’adore l’esthétique, voilà qui ne serait pas mal (sourire) !

 

 Entretien réalisé le 13 avril.

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