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Puccini 100 : Qui veut la peau de la femme de chambre ?

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Actualité
8 juin 2024
Le 29 janvier 1909 à Torre del Lago, la jeune Doria Manfredi, employée de la famille Puccini, meurt empoisonnée, poussée au suicide par Elvira Puccini qui l’accusait d’être la maîtresse de son mari. Le scandale est énorme. Si l’innocence de la jeune fille est rapidement reconnue, il faudra près de cent ans pour connaître l’incroyable vérité.

Infos sur l’œuvre

Détails

Totò Leonardi (époux de Fausta), Antonio (fils de Giacomo Puccini), Doria Manfredi, Fosca (fille du premier mariage d’Elvira Puccini) avec dans les bras sa fille Biki (future styliste de Maria Callas sous le nom d’Elvira Leonardi Bouyeure), Sybil Seligman (ancienne maîtresse de Giacomo Puccini), David Seligman (son mari)

Doria Manfredi entre au service des Puccini en 1903, à 16 ou 17 ans. C’est une jeune fille simple et discrète, fine, pas particulièrement belle semble-t-il. Son père était une relation amicale de Puccini : suite à son décès prématuré, Puccini avait pris Doria à son service pour aider financièrement la veuve et sa famille. La toute jeune fille est bien entendu en adoration devant le maestro. En 1908, les Puccini reviennent du Caire où ils ont passé l’été. Elvira devient soudainement jalouse de Doria, qui a embelli avec l’âge. Elle la soupçonne d’être la maîtresse de son mari.

La villa Puccini à Torre del Lago, aux couleurs du Giro, le Tour d’Italie  © JM Pennetier

Il faut dire que le couple s’y connait en matière d’adultère. En 1880, Elvira Bonturi avait épousé Narciso Gemignani, un épicier aisé de Lucques, baryton amateur et grand coureur de jupons, avec lequel elle avait eu une fille, Fosca, et un garçon, Renato. Gemignani est un ami de Puccini et il lui demande de donner des leçons de piano à sa femme (on est stupéfait de tant de candeur, à moins qu’il ne s’agisse plus sournoisement de se libérer pour un emploi du temps volage). Puccini et Elvira deviennent amants, et la jeune femme se découvre enceinte de celui-ci. Les jeunes gens fuient pour Monza où naîtra leur fils, Antonio, le 23 décembre 1886. Toutefois, le mari est arrangeant et accepte que sa fille Fosca rejoigne sa mère. Le 26 février 1903, Gemignani décède dans une bagarre avec un mari jaloux. La veille, Puccini a manqué de mourir dans un accident avec sa rapide voiture (il devra dès lors marcher avec une canne) : Giacomo et Elvira se marient le 3 janvier 1904, mais la jeune femme a bien failli être deux fois veuve la même semaine.

L’accident de Giacomo Puccini relaté dans le supplément dominical du Corriere della Sera © JM Pennetier
(Voir traduction infra)

De son côté, Giacomo multiplie les conquêtes extra-maritales, et suffisamment pour que certains noms célèbres aient été avancés : Sybil Seligman (la femme d’un riche banquier), Maria Jeritza (célèbre soprano tchèque de l’entre deux guerres), Emmy Destinn (autre soprano tchèque, créatrice du rôle de Minnie dans La Fanciulla del West), Cesira Ferrani (soprano italien, pour changer, créatrice de Manon Lescaut et de Mimì dans La Bohème), Hariclea Darclée (soprano roumain, créatrice de Tosca), Rose Ader (soprano allemande que Puccini rencontre à Hambourg pour la création locale de Suor Angelica et future créatrice du rôle de Liu : il lui enverra des lettres enflammées où il écrira « regretter de l’avoir rencontrée trop tard » et ce genre de fadaises), la baronne Josephine von Stengel qu’il fréquente à l’époque de La Rondine… Mais Puccini apprécie également les beautés locales, et il lui arrive même de rémunérer des élèves pour jouer du piano à sa place afin de faire croire à son épouse qu’il compose alors qu’il folâtre dans les environs (comme le pianiste de la Castafiore dans L’Affaire Tournesol).

Lettres enflammées de Giacomo Puccini à Rose Ader (en français et italien)

Ivre de jalousie, Elvira se déchaîne contre Doria, l’insulte, l’espionne, la menace, la frappe. Les accusations d’adultères se font publiques : de privée, la persécution s’étend à la communauté villageoise qu’elle prend à témoin. Elle insulte Doria à la sortie de la messe, dans la rue, à toute occasion. Un après-midi, elle la traite de « sale pute et de grue ». Elle hurle : « Elle séduit mon mari dans ma propre maison. Tôt ou tard, je la noierai dans le lac ». Doria s’enfuit en pleurant. Giacomo a courageusement pris le large pour éviter les reproches de sa harpie de femme : de toute façon, ses dénégations ne font que renforcer les certitudes de son épouse. Préalablement, il avait rendu visite aux Manfredi, mais la mère de Doria a été persuadée par Elvira de la «faute » de sa fille. Le 23 janvier au matin, Elvira prend Doria à partie en pleine rue : elle lui annonce que son mari lui a avoué sa liaison, ce qui est faux. L’après-midi, Doria décide d’en finir. N’en pouvant plus de ces persécutions, la pauvre jeune fille met fin à ses jours dans des conditions atroces. Le 23 janvier, elle prend, dans l’armoire à pharmacie de la villa Puccini, trois tablettes de chlorure de mercure (« cloruro mercurico » ou « sublimato corrosivo »), un produit utilisé comme désinfectant, probablement du calomel (ou « calomelano » en italien). Celui-ci est considéré comme un médicament miracle du milieu du XIXe siècle jusqu’au début du XXe. Ses effets secondaires se confondent parfois avec les symptômes des maux qu’il est censé soigner ! À hautes doses, il peut conduire à un empoisonnement au mercure. Doria absorbe les tablettes chez elle. La dose est insuffisante pour entrainer une mort rapide. Elle décède dans d’horribles souffrances, le 29 janvier 1909, après plus de cinq jours d’agonie. Elle n’avait que 23 ans. Elle laisse un message : « Ne blâmez pas le maestro pour ce que j’ai fait. (…) J’ai été empoisonnée par les rumeurs mais je suis innocente ». Mais il se murmure qu’il s’agirait d’une tentative d’avortement qui aurait mal tourné : une autopsie est ordonnée. Le médecin établit que la jeune femme était vierge… Initialement tournée contre Puccini, la colère populaire se tourne vers son épouse qui s’éloigne. Toutefois, les conclusions du Docteur Giacchi peuvent  aussi soulever des soupçons. Le médecin avait été témoin au mariage des Puccini cinq ans plus tôt : aurait-il pu falsifier les résultats pour sauver la famille du scandale ? Peine perdue dans tous les cas…

Depuis l’hôtel Quirinale à Rome, où il s’est prudemment réfugié, Puccini écrit à Sybil Seligman : « Elvira est partie pour Milan le jour de l’empoisonnement. Elle ne peut à aucun prix revenir à Torre, les gens la lyncheraient. Je viens de passer les jours les plus tragiques de ma vie » (toujours : « moi, moi, moi »…).

Les Manfredi portent plainte contre Elvira pour persécution et calomnie. Elle est reconnue coupable et condamnée à cinq mois et cinq jours (!) de prison. Puccini lui évite l’incarcération en négociant avec la famille une indemnisation de 12 000 lires (60 000 euros actuels) en échange du retrait de leur plainte. Giacomo et Elvira resteront séparés deux ans. Malgré les conseils de son avocat, Carlo Nasi, le compositeur renonce au divorce qu’il avait initialement envisagé et les époux recommenceront à vivre ensemble, mais dans une complète indépendance. 

Lits séparés à la Villa Puccini © JM Pennetier

Mais la suite de cette sinistre histoire est encore plus dramatique. En 2007, Paolo Benvenuti et Gulio Marlia, deux étudiants de la Scuola di Cinema Intolerance* di Viareggio, recherchent des informations sur les femmes qui ont côtoyé Puccini. Leur thèse est que Puccini n’était pas qu’un simple Don Juan mais quelqu’un qui recherchait l’inspiration pour ses héroïnes auprès de ses conquêtes (a priori, il ne couchait pas avec les ténors). Une thèse parfaitement crédible comme nous allons voir. Or, Doria ne correspond nullement au profil de sa composition du moment, La Fanciulla del West.

 
Doria Manfredi (la jeune suicidée) et sa cousine Giulia Manfredi

Dans une modeste maison de Cisanello, aux environs de Pise, ils retrouvent la trace de Nadia Manfredi, la petite-fille de Giulia Manfredi, cousine de Doria et née en 1889. Au contraire de celle-ci, Giulia était une forte femme, à la tête d’une auberge de Torre del Lago. Elle pratiquait la chasse et, mesurant 1,80m, elle n’avait pas peur de remettre les clients à leur place quand il le fallait. C’était donc tout le portrait de Minnie dans La Fanciulla del West.

Nadia Manfredi , petite-fille de Giulia, et son grand-père Giacomo Puccini

La petite-fille de Giulia conserve par ailleurs une vieille valise héritée de son père, Antonio. Dans celle-ci, Benvenuti et Marlia découvrent des centaines de documents : des lettres, un morceau de pellicule où Puccini joue du piano, et des photographies. La ressemblance entre Antonio et Puccini est saisissante et la correspondance dissipe tout doute : Antonio, né le 23 juin 1923, officiellement né de père inconnu, est bien le fils de Puccini. Il porte d’ailleurs le même nom que son autre fils. Enceinte, Giulia avait quitté Torre del Lago pour Pise, mais après l’accouchement elle retourne à Torre, souhaitant garder secrète la naissance. Bien sûr, dans cette atmosphère provinciale, le secret ne tient pas : on n’en parle pas mais tout le monde est au courant de sa liaison avec Puccini et elle sera considérée comme une «  trainée » jusqu’à sa mort en 1976, selon les termes mêmes de Nadia. Le compositeur rend visite secrètement à sa seconde famille tous les weekends et les aide financièrement généreusement. Mais après le décès soudain de Puccini à Bruxelles le 29 novembre 1924, soit 17 mois plus tard, le soutien cesse de fait. La première famille à laquelle l’enfant est confié refuse alors de continuer à s’en occuper. La deuxième famille l’abandonne aussi quand il devient scolarisable. Antonio est finalement élevé par un couple de pisans sans enfant, Emma Salusti et Nando Taccini, que Nadia considérera toujours comme ses grands-parents. En grandissant, la ressemblance d’Antonio avec Puccini devient de plus en plus criante : il lui est interdit de se montrer à Torre pour ne pas faire naître de rumeurs. Antonio, qui a toujours su que son père était Puccini, mais à qui sa mère a fait jurer le secret, meurt en 1988 à l’âge de 66 ans, dans une extrême pauvreté et, comme son père, d’un cancer de la gorge. Toute son existence, comme victime d’un complexe de culpabilité, il vivra d’expédients, son épouse Nara assurant l’essentiel des maigres revenus de la famille : dans cet état psychique, il est hors de question pour Antonio de se réclamer de la paternité de Puccini.

Benvenuti a ensuite réalisé un long métrage inspiré du triste épisode de la relation entre Puccini et Giulia.

 

Antonio Manfredi (à gauche et à droite) et son père Giacomo Puccini
Giacomo Puccini et son arrière-petit-fils Giacomo Manfredi
Au moment de la découverte des documents, Benvenuti conseille à Nadia de se réclamer officiellement de sa filiation, mais elle est légalement déboutée de ses demandes. Toutefois, en mai 2024, à l’occasion du centenaire de la mort de Puccini, Nadia Manfredi, alors âgée de 78 ans, déclare finalement au journal La Nazione : « Mon père Antonio n’était pas un « bâtard ». Il était le fils de Giacomo Puccini ». 
 
A la lumière de ces documents, on comprend désormais que Doria ne servait que d’entremetteuse entre Giulia sa cousine et Puccini pour leurs échanges épistolaires et leurs rendez-vous.
 
Entre Puccini qu’elle vénérait et sa cousine Giulia qu’elle aimait, Doria s’était donc sacrifiée pour garder le silence, à l’exacte image de Liú dans Turandot
 
Mais notre histoire ne s’arrête toujours pas là. Nadia avait remis à Paolo Benvenuti la valise contenant les différents documents prouvant la filiation. Quelque temps plus tard, ceux-ci sont volés, revendus par des antiquaires, et achetés par la fondation Simonetta Puccini : celle-ci s’oppose désormais à leur publication…
 
Quelques années avant ce drame, en juillet 1900, Octave Mirbeau avait publié Le Journal d’une femme de chambre. Il concluait son roman avec cette phrase terrible : « Si infâmes que soient les canailles, ils ne le sont jamais autant que les honnêtes gens ».

* Intolerance fait ici référence au chef-d’œuvre de David Wark Griffith
Photos : Paolo Benvenuti sauf indications contraires

Sources non exhaustives :

-Girl, de Nicola Gardini, édition ZoomFlash
-https://www.lanazione.it/viareggio/cronaca/lurlo-di-nadia-manfredi-mio-padre-antonio-non-era-un-bastardo-era-figlio-di-giacomo-puccini-b849ab6a
-Corriere della Sera, édition du 31 janvier 1909 et Domenica dell Corriere du 8 mars 1903
-https://www.villabertelli.it/evento/caso-doria-manfredi-lo-scandalo-ai-tempi-giacomo-puccini/
-https://www.theguardian.com/world/2007/sep/30/italy.musicnews
-https://www.theguardian.com/news/gallery/2007/sep/30/puccini
-https://www.independent.ie/life/scandalous-secret-of-the-opera-master/35330732.html
-https://www.britannica.com/biography/Giacomo-Puccini#ref163488
-https://lamantedimusicaclassicaimbruttito.wordpress.com/2018/03/13/la-cameriera-di-puccini-la-triste-storia-di-doria-manfredi
-https://londonfestivalopera.co.uk/puccini-elvira-a-real-life-tragedy/
-https://www.villabertelli.it/evento/caso-doria-manfredi-lo-scandalo-ai-tempi-giacomo-puccini/
-https://giacomopuccini.wordpress.com/2008/07/30/call-for-puccinis-body-to-be-exhumed/
-https://giacomopuccini.wordpress.com/2007/09/30/revealed-the-identity-of-puccinis-secret-lover/the-puccini-familys-maid-doria-manfredi-was-wrongly-accused-of-engaging-in-a-secret-affair-however-she-was-acting-as-a-messenger-of-love-between-giulia-and-the-composer/
-https://italianjournal.it/puccini-through-benvenutis-lens-in-the-magnificent-movie-puccini-e-la-fanciulla-paolo-benvenuti-unveils-secrets-silence-and-colours-of-the-great-italian-composer/
-https://giacomosmuse.home.blog/the-doria-affair/
-https://www.theflorentine.net/2021/03/24/italian-sketches-elvira-gemignani-puccini/
-https://it.wikipedia.org/wiki/Puccini_e_la_fanciulla
-https://domino.comune.re.it/cinema/catfilm.nsf/PES_PerTitoloRB/29F62E7D3B2F3BA8C125754C00418411?opendocument-https://ilmanifesto.it/paolo-benvenuti-mi-sono-battuto-tutta-la-vita-per-rendere-la-storia-affascinante

Article de la Domenica dell Corriere (supplément dominical du Corriere della Sera) du 8 mars 1903  (traduction Benoît Jacques de Dixmude) :

Un malheur pour le maestro Puccini
Mercredi de la semaine passée, peu après 22h, le maestro Puccini, l’auteur de Manon, Bohème, Tosca, etc., avec son épouse et son fils Tonio, est parti de Lucques en automobile en direction  de son pavillon de chasse à Torre del Lago, sur les rives du lac de Massaciuccoli. A quelques kilomètres de Lucques, la voiture s’attaqua rapidement à la côte de Monte di Chiesa où la route forme un virage assez brusque. Sur les bords de ce dernier se trouvaient quelques vieux arbres, abattus depuis quelques jours, ce qu’ignorait le conducteur de l’automobile, G. Barsuglia, qui a braqué sur le bord de la route d’où ils furent précipités le long de la pente, heureusement dans le pré en contrebas de la route, 4 mètres plus que les champs. Nous vous donnons une photo du site.

La chute s’est produite tout près de la maison du Dr Sbragia qui était à sa fenêtre ; il a tout vu et a accouru avec d’autres personnes. Puccini était resté coincé sous la voiture et il s’en fallut de peu qu’il ne meure étouffé, sans que sa femme et son fils puissent faire quelque chose. Barsuglia souffre d’une fracture du fémur gauche, le maestro populaire d’une fracture complète du tibia et du péroné droits, avec une forte perte de sang. Hospitalisé immédiatement dans la maison du médecin, il a pu être reconduit après deux jours à sa villa, où il devra se résigner pour qui sait combien de temps à l’immobilité. Peut-être que la condamnation au lit profitera à Madame Papillon, l’opéra auquel Puccini travaille…

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