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Puccini 100 – Puccini et les femmes

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Actualité
18 août 2024
Le Donne del Lago

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Puccini adore les femmes victimes, et ne cesse de les mettre en scène, d’une façon sans cesse plus sadique. Ceci serait le reflet de son expérience personnelle, et de la culpabilité qu’il aurait ressentie toute sa vie à l’égard de son épouse Elvira, sacrifiée sur l’autel de la carrière de son glorieux époux. Mais ces clichés, colportés depuis plus de 100 ans, et déjà même du vivant du compositeur, résistent-ils à l’analyse objective ? Tentons l’expérience.

  1. L’œuvre de Puccini                                                                                                                                                                                          Premier axiome du raisonnement: l’œuvre de Puccini ne serait qu’une longue ode à la gloire des femmes malheureuses, sacrifiées, humiliées. Manon, Mimi, Tosca, Butterfly, Suor Angelica et bien sûr Liu. Toutes des héroïnes dont le sort tragique rive le spectateur à son siège, et provoque immanquablement une stimulation lacrymale intense dans les salles lyriques. Au point qu’on a reproché à Puccini sa « facilité », sa « complaisance », sa « sentimentalité de couturière » (dixit Gerard Mortier). En mettant en scène des femmes fragiles, victimes de l’égoïsme masculin, Puccini ferait appel à des instincts assez primaires au sein du public. Lucien Rebatet, dans sa remarquable Histoire de la musique, a la dent particulièrement dure : « On ne peut nier à Puccini le tour de main pour ajuster ce grand guignol, selon les règles de la scène. La musique dont il habille ses scénarios fait songer aux auteurs de feuilletons, qui avec un vocabulaire court et banalisé font lire, parce qu’ils animent des personnages pourtant tout d’une pièce ». La charge est violente, et convenons qu’elle contient une part de vérité. Puccini ne recule jamais devant l’effet, et son théâtre n’hésite pas à recourir au vocabulaire du mélodrame. Cependant, un premier élément d’analyse devrait mettre la puce à l’oreille de l’observateur : la difficulté des relations entre le compositeur et ses librettistes , ainsi que l’a relaté Charles Sigel. Pas moins de cinq écrivains se sont succédé pour parvenir à terminer Manon Lescaut, et les échanges, disputes, départs, réconciliations avec leurs successeurs occupent des volumes entiers de la musicographie puccinienne. Si le Maestro se contentait de toujours tirer sur la même grosse ficelle, qu’avait-il besoin de tourmenter de la sorte ses librettistes ? Comment des auteurs rompus aux effets scéniques comme Giacosa et Illica éprouvaient-ils tant de difficultés à le satisfaire ?
    La dramaturgie puccinienne est en réalité un mécanisme extrêmement complexe, où l’effet est présent mais jamais gratuit, et utilisé avec une parcimonie qui en augmente l’impact, le tout en concordance avec une musique dont le flux et le reflux sont tout sauf évident, comme expliqué par la chef Clelia Cafiero. Les textes des opéras méritent qu’on les scrute de plus près. On y découvre alors une infinité de nuances, notamment au sujet de ces héroïnes soi-disant toujours semblables. Le texte (et la musique) en main, il faut reconnaître qu’en dehors de Butterfly, aucune de ces femmes ne meurt vraiment « par la faute » des hommes. La plupart de ces femmes meurent des conséquences de leur amour plus que de la vilenie supposée des hommes. Au total, Puccini a donc composé une galerie de portraits plutôt nuancés, avec des tons qui s’apparentent à un camaïeu.

2. La vie de Puccini

Si tant de spéculations ont eu lieu au sujet de la façon dont Puccini met en scène ses héroïnes, c’est parce que beaucoup de commentateurs ont voulu y voir un exutoire par rapport à une vie amoureuse agitée. Pour démêler le vrai du faux dans tous ces récits, il nous faut donc passer à la loupe le parcours sentimental du compositeur, dans la mesure où les sources historiques (et la pudibonderie de l’Italie de l’époque) nous le permettent.

Nous sommes mal renseignés sur les débuts amoureux de Puccini, parce que l’essentiel de ses lettres de jeune homme sont adressées à sa mère, et qu’il n’y fait nulle part mention d’une flamme, encore moins d’une aventure. Mais qui confierait ce genre de secrets à une « mamma » de province en 1880 ? Ce silence ouvre la voie à toutes les suppositions. On sait que le jeune Giacomo était beau (il le restera d’ailleurs toute sa vie), toujours tiré à quatre épingles, qu’il fréquentait les milieux artistiques milanais et qu’il menait une vie « de bohème », expérience qui lui sera précieuse pour la suite de son œuvre. Partant de là, il est raisonnable de supposer qu’il n’était plus vierge au moment où il rencontrera Elvira Geminiani. Il semble que leur premier contact ait lieu en 1884, alors que Puccini est occupé à composer son premier opéra, Le Villi. Elle est l’épouse d’un négociant en vin souvent absent de la maison et déjà mère de deux enfants, bien qu’elle n’ait que 24 ans, soit deux de moins que Puccini. Il semble que les deux jeunes gens aient lutté contre ce penchant, puisque Puccini s’éloigne. Le destin s’en mêle quelques mois plus tard, puisque c’est le mari d’Elvira lui-même, ne se doutant de rien, qui invite Puccini à donner des cours de piano à son épouse. La passion sera la plus forte, et, en 1886, Elvira quitte le foyer conjugal pour s’installer avec Giacomo, provoquant un énorme scandale. Beaucoup d’amis tournent le dos au nouveau couple, et la famille de Puccini le voue aux gémonies. Son oncle qui avait financé ses études à Milan exige le remboursement des sommes prêtées. Comme Verdi 40 ans avant lui, Puccini va comprendre ce qu’est la mise au ban d’une société bien pensante. Giacomo et Elvira auront un fils très peu de temps après s’être mis en ménage, Antonio. Mais le divorce n’existe pas dans l’Italie post-risorgimento, et il faudra attendre la mort du mari d’Elvira, en 1904, pour que les tourtereaux puissent convoler et que Tonio (18 ans déjà à l’époque) cesse d’être un batard aux yeux de l’état civil.

Les circonstances adverses face à leur amour, la hardiesse de Puccini, le courage d’Elvira, la naissance précoce d’Antiono : les ingrédients d’une union réussie et heureuse ? Hélas, il semblerait que les tensions soient très vite apparues dans le ménage. Elvira est d’un naturel soupçonneux, et Puccini continue à porter bien, son succès va grandissant et lui donne de l’assurance, et il laisse de plus en plus libre cours à son penchant de séducteur. Ses aventures auraient été innombrables, au grand désespoir d’Elvira. C’est un des rares points qui mettent d’accord tous ses biographes.     

Puccini a-t-il ressenti de la culpabilité face à son impossibilité à réfréner ses penchants, et à la souffrance de sa compagne ? A-t-il mis en scène ce remords en créant une galerie de femmes souffrantes ? L’homme, aux yeux du compositeur, est-il un coupable ontologique, et la femme une victime par essence ? Ses opéras sont-ils des actes expiatoires ? Certains commentateurs ont voulu trouver des résonances des difficultés rencontrées par le jeune couple dans le livret (passablement confus) d’Edgar, deuxième opéra du Maître. Une fois de plus, les apparences sont trompeuses, et la réalité se révèle plus complexe que ce raccourci. En outre, le rapport entre la biographie et l’œuvre est loin d’être clair. L’affaire Manfredi permet de saisir mieux les enjeux.

En 1903, Puccini a un accident d’automobile assez sérieux, qui nécessite une longue convalescence. Elvira engage une jeune infirmière de 16 ans, Doria Manfredi, d’origine modeste, qui se révèle être une vraie perle, attentionnée et compétente.
Tout se passe au mieux durant les cinq premières années du service de Doria, jusqu’à ce que le frais minois de l’adolescente se transforme en un vrai visage de femme. Elvira s’imagine tout naturellement que son mari ne pourrait résister à tant de splendeur, surtout que Puccini, volontairement ou non, s’ingéniait à entretenir la jalousie d’Elvira. Il lançait régulièrement : « Le jour où je ne serai plus amoureux, préparez mon cercueil». Ou, tout affairé sur La Fianciulla del West : « Je suis toujours amoureux lorsque je compose ».

C’en est trop pour Elvira, qui finit par piquer une colère noire, et chasse la jeune Doria fin 1908, sous des tombereaux d’injures. Puccini choisit de s’éloigner de Torre del Lago pour faire retomber la tension. Doria, probablement amoureuse, pense qu’il ne reviendra pas, s’empoisonne et meurt le 23 janvier 1909. Une autopsie est demandée par la famille, et révèle que Doria est vierge. La famille Manfredi demande réparation, les villageois jettent des pierres sur les carreaux de la Casa Puccini. La tension est à son comble. Les époux Puccini se séparent, et Tonio part pour Munich. Le procès intenté par la famille Manfredi va raccommoder quelque peu les deux époux, et Puccini acceptera de transiger en versant la somme considérable de 12.000 lires pour éteindre toute contestation. Grâce au pactole, les Manfredi se feront construire à leur tour une maison sur le lac de Torre del Lago.

Mais l’épisode laissera des traces dans le couple. Puccini ne pardonnera jamais à son épouse de l’avoir soupçonné à tort, et d’avoir poussé la jeune fille à l’issue fatale. De son côté, Elvira ne manifestera jamais un repentir sincère, et continuera à penser que son mari la trompe.

En 2007, deux étudiants en réalisation d’une école de cinéma de Viareggio rencontrent la petite-fille de Giulia Manfredi, la cousine de Doria. Ils découvrent une valise de documents qui attestent que la maîtresse de Puccini était Giulia, et non la malheureuse Doria, qui servit vraisemblablement d’intermédiaire dans cette relation extraconjugale. De cette relation est né un garçon, Antonio, officiellement de père inconnu. Notre confrère Jean Michel Pennetier a relaté dans nos colonnes toute cette enquête, ainsi que la thèse selon laquelle Puccini aurait pris Giulia comme modèle pour Minnie, alors qu’il était en train de composer La Fanciulla del West. Difficile de confirmer une telle hypothèse mais cette aventure avec Giulia est révélatrice de l’attirance du maître toscan pour les femmes, et cela ne va pas s’arranger.

Par une sorte d’effet de « prophétie auto-réalisatrice », Giacomo va abandonner ses amours locales pour s’adonner à de vraies relations extra-conjugales, notamment avec la belle Josephine Von Stängel, épouse d’un officier allemand. Et tout cela se fera sans l’ombre d’un remords, comme le montre cette lettre d’août 1915

Josephine von Stängel © DR

« A tes yeux, tout prend des proportions infinies, alors que ce sont des riens, riens du tout. Tu n’as jamais considéré ces choses comme d’autres femmes plus raisonnables le font, bon Dieu ! Le monde entier est plein de choses du même ordre et tous les artistes cultivent ces petits jardins secrets afin de se bercer de l’illusion qu’ils ne sont ni vieux, ni finis, ni esquintés par la vie. (…)L’épouse d’un artiste a une mission différente de celle des femmes des hommes ordinaires. C’est une chose que tu n’as jamais voulu comprendre.»                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                              A un autre moment de leur correspondance, Puccini soulignera que sa femme a toujours souri d’un air entendu lorsqu’il prononçait le mot «Art» devant elle, que ceci l’avait blessé à chaque fois et continuait à le faire. Parmi les aventures amoureuses qu’auraient connues Puccini, on cite les noms de Sybil Seligman, Rose Ader, Maria Jeritza, Emmy Destinn, Cesira Ferrani, Hariclea Darclée.

Mais terminons avec une ultime anecdote, survenue lors du voyage effectué en Amérique par le Maestro en 1907, à l’invitation du Metropolitan Opera de New York. Le Met avait programmé Manon Lescaut mais également Madame Butterfly et avait engagé par contrat Puccini afin qu’il assiste aux répétitions de ces deux chefs-d’œuvre. Elvira était du voyage, et Puccini avait retrouvé à New York de vieilles connaissances, entre autres Enrico Caruso, devenu l’une des vedettes du Met. Puccini avait rapidement réalisé que son charme opérait parfaitement aux USA malgré sa méconnaissance totale de la langue anglaise. Ceci n’avait pas échappé à Caruso, qui s’est empressé de rapporter à Elvira la romance que Giacomo entendait mener à bien avec une jeune et jolie américaine attachée au Met. L’affaire fit long feu.

Difficile de confirmer la vision d’un Puccini torturé par le remords, même en admirant profondément l’artiste. Nous sommes face à une situation somme toute assez banale : celle d’un homme sûr de lui, se sentant infiniment supérieur à celle qui partage ses jours, et qui trouve que cette dernière devrait le remercier de l’attention qu’il lui accorde avec magnanimité.
Dans ce schéma très prosaïque, il n’y a guère de place pour la culpabilité de la part de l’artiste, consumé par un égotisme incurable. Tout lui est dû. Et si Puccini fut angoissé, les lecteurs de sa correspondance pourront confirmer que ce ne fut pas par le sentiment d’une quelconque faute, mais par le souci de pousser toujours plus loin les limites de son art. La remise en cause qu’il effectuait sans cesse concernait son œuvre et ce qu’il jugeait en être les faiblesses, et non sa personnalité ou son comportement.
Au terme de ce parcours, le lecteur restera juge. Nous avouons néanmoins faire nôtre la maxime de Proust : le « moi » créateur et le « moi » privé sont radicalement différents. Pour les compositeurs romantiques comme pour les autres.

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