Sixième édition du festival Operafest à Lisbonne, créé et dirigé par Catarina Molder (pétulante soprano portugaise à l’énergie débordante et qui sera cet automne sur la scène de l’opéra de Lisbonne dans Vanessa de Barber). Ce festival, qui cherche à se démarquer d’autres institutions plus installées, se donne entre autre comme objectif d’aller vers tout public, au moyen notamment de prix défiants toute concurrence. Il se veut ancré à la fois dans la tradition et le contemporain et affiche cette année quatre productions thématisées autour de l’amour, en particulier ces amours interdites et passionnelles (« Forbidden love ») : La traviata, Dido and Aeneas (premier ouvrage baroque du festival), Die Zauberflöte, et, donc, Julie de Philippe Boesmans, dont c’est l’entrée au répertoire au Portugal.
Julie est le quatrième opéra du compositeur belge, mort en 2022, et fait partie de ces opus contemporains que l’on retrouve aujourd’hui régulièrement à l’affiche. Créé en 2005 à Bruxelles, il a été repris entre autres à Vienne, Aix-en-Provence, Limoges, Paris (Athénée) et Dijon.
La base littéraire est le Fröken Julie (Mademoiselle Julie), pièce naturaliste du norvégien August Strindberg, créée à Copenhague en 1889 et à laquelle Luc Bondy et Marie-Louise Bischofberger, les deux librettistes de Boesmans, sont restés très fidèles, dans la composition de la pièce et même dans les détails du texte (ici la version allemande). Les lecteurs intéressés par l’ouvrage de base pourront se référer à la dernière traduction de l’œuvre, signée Alain Gnaedig, parue en 2023 et qui amende singulièrement l’originale que l’on devait à Boris Vian.
Cette fidélité des librettistes concerne l’architecture d’ensemble de la pièce ; il n’y a pas d’entractes, Strindberg considérant qu’à cause de ceux-ci, « le spectateur aurait le temps de réfléchir, donc de se soustraire au pouvoir de suggestion de l’auteur-magnétiseur ». Cette fidélité vaut aussi pour nombre de détails, comme la scène du serin en cage, que Julie veut absolument emporter avec elle en Suisse et que Jean égorgera. Il est toutefois intéressant de noter que le rôle de Kristin est musicalement réévalué. Dans sa célèbre préface à Fröken Julie, Strindberg écrit à son sujet : « Kristin (…) est une esclave féminine, pleine d’assujettissement et de paresse (…). C’est un personnage secondaire que je me suis volontairement contenté d’esquisser. » Or Boesmans a confié au rôle de Kristin une partie courte, de fait, mais d’une intensité notable. Ses apparitions sur scène sont systématiquement débutées ou achevées par de redoutables vocalises aiguës, voire suraiguës, prises la plupart du temps ff ou fff. De ce fait, l’économie vocale de la pièce s’en trouve très heureusement rééquilibrée.
Fidèle à son idée de porter l’art lyrique au plus près de la cité, Catarina Molder n’a jamais choisi le Teatro Nacional de São Carlos comme lieu de représentation ; elle a même souvent préféré le plein-air comme cette Carmen de 2023 donnée dans les jardins du Musée National des Arts Antiques. Cette fois-ci c’est le centre culturel Culturgest, en plein cœur de Lisbonne, qui abrite cette Julie qui n’aurait certainement pas supporté une représentation en plein-air, et encore moins avec amplification.

La mise en scène est confiée à Daniela Kerck qui, au printemps dernier, avait proposé Das Paradies und die Peri à la Scène Musicale. Elle dispose ici d’une scène aux dimensions réduites, qui conviennent parfaitement à ce huis-clos. Le jeu traditionnel entre le noir et le blanc (le fond de scène est noir, la grande table qui prend toute la largeur de la salle est nappée de blanc et les costumes guère plus colorés) n’était pas forcément l’option à retenir, tant l’ambiguïté des trois personnages, les nuances dans la peinture de leurs personnalités, est une part importante du mystère de la pièce. Rien, en effet, ne semble assuré dans la progression dramatique des trois protagonistes. Certes, Kristin est en retrait, mais ses sentiments envers Jean (auquel elle est initialement « destinée ») semblent fluctuer au gré des contingences de son fiancé. Quant à Julie et Jean, leur instabilité est en réalité le fondement de la pièce de Strindberg. Au-delà des relations interpersonnelles, des intentions toujours tenues dans l’ombre ou des problématiques de classe, c’est leur incapacité à y voir clair dans leurs sentiments, à prendre une décision et à s’y tenir qui fait le vrai sujet de la pièce. Rien n’est ni tout blanc, ni tout noir et c’est ce qui tient le spectateur en haleine. Daniela Kerck rend une copie parfaitement fidèle au livret, si ce n’est que la mort de Julie est proposée comme ce que nous avons compris être une resucée de celle de Floria Tosca, l’héroïne choisissant de reposer la lame qui devait lui trancher la gorge, de tourner le dos à Jean et de monter sur un parapet. S’ensuivra un saut dans le vide ou la fuite vers l’inconnu, le mystère demeure, puisque le rideau tombe à cet instant. Orchestre miniature de grande qualité (ensemble Orquestral da Beira Interior) dirigé par Bruno Borralhinho) qui pèse chaque note au trébuchet d’une partition où vents et percussions ont le beau rôle.
Julie est tenue par la française Julia Deit-Ferrand, actrice hors-pair et mezzo sachant mettre en valeur des graves habités. Ses moyens vocaux conviennent bien à ce type de scène ; nous avons aimé le rendu des nuances du rôle-titre et l’application dans la prononciation de l’allemand. Jean, proposé par le baryton tchèque Michal Marhold (qui sera Donald dans Billy Budd à Lyon au printemps prochain) nous joue un Jean séducteur et entreprenant ; peut-être efface-t-il quelques nuances du personnage de Strindberg ; ici c’est le manipulateur qui prend le dessus. Le baryton est plutôt clair, bien projeté et, là aussi, la diction est quasi parfaite.
Bien que son rôle, nous l’avons dit, soit secondaire, la Kristin de la jeune portugaise de 28 ans Camilla Mandillo fait forte impression. Encore une fois, toute la difficulté de son rôle tient dans les coloratures et les vocalises où elle excelle, non seulement grâce à une technique déjà bien maîtrisée, mais surtout par un timbre à la chaleur envoûtante.
A suivre certainement.