Après avoir incarné avec brio Ruggiero voici plus de dix ans, Philippe Jaroussky devient le grand ordonnateur de la magie musicale d’Alcina. Avant Paris (TCE) et Barcelone, il nous offre l’aboutissement de sa longue expérience de l’ouvrage, au vaste Corum de Montpellier, dont le seul avantage sur la bonbonnière de l’Opéra Comédie, qui dispense les chanteurs d’une projection constante, réside dans sa vaste capacité. La quatrième et ultime magicienne de Haendel a attiré la foule des auditeurs, d‘autant que l’affiche est prometteuse.
Oronte, le général, poursuit Morgana, sœur de la magicienne, qui n’a d’yeux que pour Ricciardo/Bradamante, elle-même éprise de son fiancé, Ruggiero, ensorcelé par Alcina. Melisso, précepteur du héros, cassera la chaîne pour l’inverser. Comme le public londonien du temps, oublions les péripéties d’un livret-prétexte pour les prouesses vocales (26 arias, dont 22 retenues ce soir, des récitatifs brefs, pertinents, qui sont du vrai théâtre), comme pour les scènes spectaculaires, composées pour permettre aux machineries performantes de Covent Garden de déployer leurs illusions (l’apparition puis l’écroulement du palais enchanté…). Bien que l’auditeur averti ait vainement cherché les noms du metteur en scène et de ses collaborateurs, en dehors du programme de salle, rien n’indiquait explicitement que c’était à une version de concert que nous étions convié. Donc exit la féérie, ses ballets et l’illustration visuelle d’une intrigue alambiquée, dont le principal intérêt, sinon l’unique, est de permettre à chaque chanteur d’offrir l’étendue de son talent, à travers des situations renouvelées.
Philippe Jaroussky fonda son ensemble Artaserse il y a plus de deux décennies, et il a pleinement intégré l’ouvrage de l’intérieur, le vivant à travers ses incarnations de Ruggiero. L’attention constante qu’il porte au chant comme à ses musiciens, l’énergie qu’il leur transmet, l’exigence des phrasés, des articulations, la précision, tout nous ravit. La seule réserve, mineure, que l’on puisse émettre à l’endroit de l’orchestre, agile, réactif, ductile, qui sait écouter, est sa sécheresse accentuée dans la vigoureuse ouverture. Ce travers s’estompera progressivement pour aboutir à une plénitude enviable. La Sinfonia qui ouvre normalement le III est enflammée, aux violons véloces. les riches accompagnements qu’Haendel écrit pour chacun des airs sont restitués avec une rare intelligence musicale. La basse continue, rassemblée autour du magnifique violoncelle solo (Ruth Verona) se signale par son théorbe (Miguel Rincon Rodriguez) aussi intelligent qu’inventif. A signaler également le superbe violon de Raul Orellana.
Pour cette prise de rôle d’Alcina, on était curieux d’écouter la soprano américaine Kathryn Lewek, qui change en or tout ce qu’elle chante, de Verdi à Mozart, en passant par Gounod, Offenbach et Haendel, dont elle est familière. Voix inqualifiable, universelle qui cumule les emplois allant de la colorature au soprano lyrique voire dramatique, elle fascine ce soir. Amoureuse cruellement humiliée, héroïne tragique, Kathryn Lewek est stupenda (stupéfiante) de vérité. D’une aisance et d’un engagement absolus, aux moyens superlatifs dont elle use avec art, sans ostentation aucune, pour une émotion constante. De l’amoureuse inquiète (Di’, cor moi), sincère, émouvante (Si son quella, avec le superbe violoncelle solo), à ses peines cruelles (Ah Ruggiero crudel, puis Ombre pallide), le miracle se renouvelle à chacune de ses interventions. Après l’accompagnato poignant du II, aux longues vocalises, avec les suspensions interrogatives, l’ample plainte de Ah cor mio, l’emportement de la partie centrale avant le da capo, est un sommet, servi par un orchestre admirable. Une Alcina de très haut vol, que l’on souhaite retrouver.
Familier du rôle (conçu pour le castrat Carestini) Carlo Vistoli nous vaut un Ruggiero fouillé, bien que peu défini par le livret, falot, soumis à Alcina au I, puis à Melisso, enfin à Bradamante au III. Outre ses qualités vocales et dramatiques d’exception, il réussit l’exploit de rendre son personnage attachant à travers son évolution. Le regard voilé lorsqu’il est sous l’emprise du charme d’Alcina, son jeu trahit l’intensité avec laquelle il est Ruggiero. Di te mi rido suffirait à convaincre de l’étendue de l’art du chanteur : l’incroyable virtuosité, l’agilité, l’articulation, les couleurs d’une émission exemplaire fascinent. Sans oublier son intelligence des récitatifs, auxquels il donne une vérité et une intensité rares. Parfois superficiel, La boca vaga , virtuose, est ici superbe. Les deux ariosi du début du II, qui dérogent aux conventions, sont d’absolues réussites. Mi lusingha, ample, où il rêve à Bradamante, est magistral, d’une humanité touchante. Le Mio bel tesoro, disparaît (parce qu’il nécessitait 2 flûtes ?), dommage. Chacun attendait le Verdi prati, rondo où il fait ses adieux à l’île. La plénitude mélancolique, apaisée et rayonnante en est idéalement traduite. L’ample et vaillant Ste nell’ ircana, avec deux cors (malgré un accident de ces derniers) a tout le brio requis. Bradamante réputée, Katarina Bradić, a deux airs de fureur (E gelosia, puis Vorrei vendicar mi), et un ultime, moralisateur, au III (All’ alma fedele), avec hautbois. Sa technique exemplaire est au service d’une expression baroque de référence, la voix est généreuse, sonore, qui sait s’alléger, aux graves solides, expressive, colorée, dont les accents nous touchent. Un modèle de style servi par le plus beau des instruments. Non seulement les airs sont aussi remarquables les uns que les autres, mais aussi les récitatifs (ainsi celui de la reconnaissance amorcée de Bradamante par Ruggiero, avant le Vorrei vendicar mi, poignant). A signaler que, vêtue d’un pantalon sombre et d’une chemise blanche lorsqu’elle se fait passer pour Ricciardo, elle se mue en une belle figure féminine lorsqu’elle retrouve son identité, parée d’une robe séduisante. La classe. Lauranne Oliva (*) chante sa première Morgana. Son air d’entrée O s’apre al riso trahit un médium-aigu parfois serré (le trac ?), mais elle gagnera en confiance et imposera son personnage, avec une réelle pureté d’émission, un timbre riche et une conduite de la ligne exemplaire. Si la coquette minaude un peu dans son récitatif avec Oronte (Audace Oronte), c’est pour traduire le caractère de la jeune séductrice autoritaire. Le célèbre Tornami a vagghegiar, air de charme, aux ornements inventifs, est fort bien servi. Avec un violon solo admirable (quelle cadence !), le cajolant et virtuose Ama sospira, est remarquable. Le violoncelle obligé du Credete al mio dolor, se marie avec un égal bonheur à ce qui devient une grande voix. On ne présente plus Zachary Wilder aux amateurs de musique baroque (même s ‘il ne se cantonne pas dans ce répertoire). Le ténor américain francophile campe un Oronte viril, idéal pour l’emploi. Son personnage volontaire et désabusé, prend avec lui une épaisseur humaine. E un folle, aux traits virtuoses impressionnants, traduit bien la superficialité de son amour pour Morgana. Notre valeureux ténor fait montre d’une tessiture très large, homogène, égale avec des piani superbes dans son dernier air (Un momento di contento) sensuel et galant. Un grand bravo ! S’il participe à de nombreux récitatifs, Melisso, n’a qu’un air en forme de sicilienne, pour exprimer ses reproches à Ruggiero (Pensa a chi geme). Nicolas Brooymans, basse à la voix ample, large, bien timbrée, stylée, malgré quelques inégalités, traduit avec bonheur l’autorité bienveillante du précepteur-magicien. Etrangement Haendel n’a écrit aucun duo pour cette intrigue qui en appelait nombre. Mais son exceptionnel trio (Non è amor, nè gelosia), dont l’écriture illustre le conflit entre Alcina et le couple retrouvé, est un bonheur.
S’il est vrai que l’ajout tardif d’Oberto à l’intrigue conduit parfois, comme ce soir, à la suppression du rôle, ses trois airs (dont l’acrobatique air de bravoure Barbara, io ben lo so) n’ont rien à envier à ceux des autres personnages. Le découpage (charcutage ?) auquel se livrent la plupart des réalisateurs d’ouvrages écrits en trois (ou cinq) actes pour placer l’unique entracte au milieu surprend toujours. Placer maintenant celui-ci après le bouleversant Ah cor mio d’Alcina, ne dérange pas vraiment. Sinon la cohérence de l’architecture, qui perd son sens : il n’est pas indifférent que Haendel ait écrit son Ombre pallide pour terminer. Certes, on rafistolait, les aménagements apportés aux partitions étaient courants. On le fit à la redécouverte de ce répertoire, il y a plus de cinquante ans. Peut-on pour autant s’autoriser encore de telles pratiques ? L’argument de la durée n’est pas recevable : coupe-t-on Götterdämmrung ou Parsifal (**) ? Celui des moyens ne l’est guère davantage, sinon pourquoi n’avoir pas supprimé le dernier air de Ruggiero au motif que les 2 cors n’interviennent qu’à cette occasion ? Ce ne sont pas d’inintéressantes scories dont nous sommes privés : L’ouverture est amputée de la musette et du menuet qui suivent la partie fuguée. En dehors du bis, des quatre chœurs, seul subsiste Dall’ orror di notte cieca, confié au sextuor de solistes, alors que Haendel employait un vrai chœur à Londres. L’Opéra de Montpellier dispose d’une valeureuse formation, dirigée par Noëlle Gény. N’était-il pas possible, et bienvenu, de la solliciter pour les quatre numéros écrits à son intention ? Tous les ballets (écrits pour des danseurs français qui se trouvaient à Londres à ce moment) passent à la trappe (***). Si les voix et l’orchestre nous ont enthousiasmé, le merveilleux, essentiel, était totalement absent. La bande-son d’une bouleversante version digest d’Alcina.
Ebloui comme nous, le chaleureux public ne ménage pas ses ovations finales, pleinement méritées. On n’est pas passé loin du miracle…
* Révélée aux Victoire de la musique 2024, on se souvient de sa formidable Calisto, à Aix. Auparavant, les Montpellierains ont en mémoire son Aspasia du Mitridate, rè di Ponto, de Mozart, en avril dernier. ** Sans plaisanterie douteuse ( ! ) *** En dehors de l’entrée et du tambourin précédant le chœur initial, donné en bis, il nous manque la totalité des pièces instrumentales (hormis l’ouverture des actes I et III) : gavotte-sarabande-reprise de la gavotte, menuet et nouvelle gavotte (après le premier chœur), les entrées des songes (après Ombre pallide), « agréables », puis « funestes», enfin « agréables effrayés ».