Écrit en 1863-64, Die Rheinnixen est le premier opéra « tragique » de Jacques Offenbach. Accessoirement, c’est aussi l’avant-dernier, son second et dernier ouvrage « sérieux » étant Les Contes d’Hoffmann, créés posthumément en 1881. Composé sur un livret en français de Charles Nuitter, collaborateur régulier d’Offenbach, l’ouvrage s’intitulait primitivement Les Filles du Rhin, mais fut créé en version écourtée à Vienne dans une traduction d’Alfred von Wolzogen, et en version intégrale à Montpellier en 2002 dans une reconstitution de Jean-Christophe Keck. Parmi les quelques reprises mémorables, on pourra citer celle de l’Opéra de Lyon en 2005, sous la baguette experte de Marc Minkowski. La version française, Les Filles du Rhin, avait été créée à Tours en 2018 dans une production de Pierre-Emmanuel Rousseau mais il n’en subsiste aucune trace officielle. On attend toujours un enregistrement commercial (formons des vœux pour que le Palazzetto Bru Zane s’y intéresse !).
L’opéra est suffisamment rare pour en rappeler l’intrigue, assez convenue dans les grandes lignes, mais plutôt incongrue dans son développement. Armgard est la fille d’Hedwig, orpheline de père. De santé fragile, elle doit éviter de chanter, quoique les paysans du village l’y invitent (la ressemblance avec l’Antonia des Contes d’Hoffmann s’arrête là). Gottfried demande à Hedwig la main de sa fille. Celle-ci refuse, expliquant qu’elle est fiancée avec Franz, lequel est parti pour la guerre et dont on est sans nouvelles. Sa fille partie, Hedwig explique à Gottfried qu’Armgard est le fruit d’un amour de jeunesse : elle avait été abusée par un mariage factice avant d’être abandonnée. Noblement, Gottfried promet de retrouver Franz. Des mercenaires s’invitent à la fête donnée en l’honneur d’Armgard. Leur chef, Conrad von Wenckheim, fait son entrée avec un air où l’on reconnaitra l’air du ténor dans l’acte de Giulietta des Contes, « Amis ! L’amour tendre et rêveur, erreur ! ». Franz fait partie de la troupe mais il a perdu la mémoire à la suite d’une blessure. Les mercenaires sèment la panique chez les villageois. Conrad menace de mort Armgard afin qu’elle chante pour ses soldats. La jeune fille espère en vain que son amant la protège, mais Franz ne la reconnait pas. À la seconde chanson, il retrouve plus ou moins la mémoire mais la jeune fille s’écroule comme morte. Acte II. Armgard est alitée mourante dans la ferme de sa mère. Les mercenaires quittent le village avec le projet d’attaquer le château voisin : ils ont exigé de Gottfried qu’il les guide. Celui-ci a accepté avec la ferme intention de les amener dans un lieu maudit, le rocher des elfes, pour qu’ils y soient tourmentés par les Filles du Rhin. Les mercenaires comprennent que Gottfried, qui a tenté de s’échapper, prépare un mauvais coup, et décident de l’exécuter le lendemain. Armgard, dans un état second, quitte la maison. Sa mère part à sa recherche. Acte III. On entend le chant des elfes (la célèbre barcarolle des Contes). Hedwig et Armgard se retrouvent dans le lieu magique, la mère étant d’ailleurs arrivée avant sa fille (pourquoi ? comment ? il faut croire que les lieux de distractions sont rares dans le village). Armgard refuse de retourner avec sa mère. Les mercenaires arrivent et Conrad chante ses frasques de jeunesse (on comprend, ô surprise, qu’il est le père d’Armgard). Les elfes entourent la troupe mais sont chassés par le chant d’Armgard (pourquoi ?). Acte IV. Les mercenaires attendent d’attaquer le château. Hedwig, qui a voulu assassiner Conrad, a été faite prisonnière : elle se rappelle à son bon souvenir et lui apprend qu’il a une fille. Retourné, Conrad est prêt à se sacrifier pour sauver ses proches. Alors que les mercenaires s’apprêtent à tuer tout ce petit monde, les elfes apparaissent et les éliminent, tandis qu’Armagard, Hedwig, Franz, Conrad et Gottfried sont sauvés (pourquoi ?). Si la partition n’est pas aussi remplie de « tubes » que celle des Contes, elle n’en est pas moins extrêmement intéressante et agréable. Outre les morceaux déjà cités, on reconnaitra aussi quelques mesures reprises plus tard dans La Vie parisienne : les experts en trouveraient certainement bien d’autres (par exemple, la valse écrite pour le ballet Le Papillon). Le climat dramatique est en tout cas nettement plus noir que dans le dernier opus offenbachien. La partition évoque même le Meyerbeer sombre : on pense à la folie de Dinorah et surtout aux éclats d’Ein Feldlager in Schlesien). S’il fallait prouver qu’Offenbach pouvait composer une musique sérieuse de qualité, ce sont ces Filles du Rhin qui en seraient la démonstration éclatante. Seules la faiblesse relative du livret, alliée à la réputation exclusive d’amuseur du compositeur, peuvent expliquer qu’elles soit tombées dans l’oubli.
Fondée par trois sopranos en 2019 (Alice Usher, Béatrice de Larragoïti et Charlotte Osborn, cette dernière étant aussi metteur en scène) rejointes par la metteur en scène Helene Mathiesen en 2023, la compagnie Gothic Opera se consacre à la résurrection d’ouvrages oubliés tournant autour du surnaturel (« gothique » est à prendre ici au sens moderne anglo-saxon, c’est-à-dire, en gros, une sorte de « néo romantisme macabre »), les représentations étant données autour d’Halloween : Der Vampyr (Heinrich Marschner, 2019 & 2024), La Nonne sanglante (Charles Gounod, 2021), Le Château de Barbe-bleue (Béla Bartók, 2022), Le Loup-garou (Louise Bertin, 2022) couplé avec Le Dernier sorcier (Pauline Viardot, 2022), Rip Van Winkle dans sa version originale anglaise (Robert Planquette, 2023) et Maria de Rudenz (Gaetano Donizetti, 2024). Ne recevant aucune subvention, Gothic Opera dispose de moyens limités mais d’une imagination assez débordante. Die Rheinnixen est ainsi donné au Battersea Art Center : cet ancien hôtel de ville, ayant échappé à la démolition pour être finalement victime d’un incendie en 2005, est un spectacle à lui tout seul, la salle n’ayant pas été rénovée après le sinistre mais simplement figée dans son état de délabrement, ce qui lui donne un air de décors de film d’horreur. Placé au centre du dispositif scénique, l’orchestre de chambre réuni pour cet habile arrangement, dû au compositeur Leon Haxby, a toutefois du mal à rendre compte de la luxuriance de l’orchestration d’Offenbach, et à trouver un équilibre entre les pupitres (structurellement, une simple flûte est plus sonore que quatre instruments à cordes). Dans cette sorte de halle, le public est réparti en « U » sur trois côtés et les chanteurs, toujours en mouvement, au centre, au fond, ou au balcon, au dessus des spectateurs de face. En dépit de ce dispositif particulièrement contraignant et d’une agitation scénique constante, la chef d’orchestre Hannah von Wiehler évite tous décalages et maintient un parfait équilibre entre les voix et l’orchestre : un véritable tour de force. L’interprétation est bien dans le style, avec des tempi assez vifs. La partition comprend de nombreuses coupures, dont celle de l’ouverture, réduite au thème des Filles du Rhin, pièce qui n’aurait guère fait d’effet avec une formation orchestrale réduite. Au global, la soirée offre un peu plus de deux heures de musique sur les quelques deux heures et demie de la partition intégrale.
L’interprétation vocale est de très bon niveau. Le rôle d’Armgard fut créé par une certaine Mathilde Wildauer dont on ne sait pas grand chose sinon qu’elle chantait aussi bien La fille du régiment que Lucia di Lammermoor, Linda di Chamounix, The Bohemian Girl ou L’étoile du nord (rôle pour lequel elle avait été expressément choisie par Meyerbeer). Elle fit d’ailleurs ses adieux avec Alice de Robert le diable. Elle était probablement une sorte de soprano lirico spinto mâtinée de soprano dramatique colorature. Hannah O’Brien répond bien à ces exigences contradictoires : la voix est puissante et colorée, l’aigu assuré, et les coloratures sont excellemment exécutées. L’interprétation est tantôt fine, tantôt passionnée. Créateur du rôle de Franz, Alois Ander avait triomphé les années précédentes dans Le Prophète et Lohengrin : son déclin précoce fut la cause de la version écourtée de la création viennoise (il mourut dix mois plus tard). À l’écoute, on pense immédiatement au futur Hoffmann. Quoique soumise à une intense pression, la voix de Sam Utley est tout à fait convaincante, avec un beau médium, une bonne puissance et un aigu charnu. Le ténor américain est également un acteur convaincant. Katie Stevenson offre un beau mezzo coloré et bien projeté, et sait rendre compte de l’étonnante évolution de personnage, un peu fade au premier acte pour devenir avide de vengeance en seconde partie. Dans le rôle un peu palot de l’amoureux déçu Gottfried, Dominic Felts offre un chant moins sonore mais toujours châtié, avec une belle musicalité et sans effort apparent sur l’ensemble de la tessiture. À l’inverse, en méchant finalement repenti, Samuel Lom offre une belle composition dramatique et la voix dispose d’une belle projection. Le chœur, quoique réduit à huit artistes, n’en est pas moins sonore et efficace, chacun des chanteurs se doublant d’excellents acteurs.
L’action se déroule en 1522 durant la Guerre des chevaliers (en allemand : Reichsritterstand ou Sickingenkrieg), un conflit qui opposa petite et grande noblesse sur fond de Réforme dans le Saint-Empire romain germanique entre août 1522 et mai 1523. Le metteur en scène Max Hoehn a choisi de transposer l’ouvrage a une époque plus proche, mais guère plus connue, celle des corps-francs de l’après première guerre mondiale en Allemagne. Ces mercenaires, issus de la défaite, voulaient s’opposer à la montée du bolchévisme (cette période troublée est racontée par Ernst von Salomon dans deux ouvrages, Les Réprouvés et Le Questionnaire, l’un avant et l’autre après dénazification ; von Salomon fut de plus complice de l’attentat qui coûta la vie à Walter Rathenau). La mise en scène ne va pas au-delà de cette transposition qui permet, outre d’appréciables économies de costumes d’époque, de mettre en place une esthétique expressionniste parfaitement en accord avec le lieu. Le ballet des elfes est ainsi le prétexte à un réjouissant dessin animé en noir et blanc, sombre et glauque où l’on voit des fantômes prendre possession des âmes des vivants. Comme signalé plus avant, la direction d’acteur est impeccable, chaque interprète ayant droit à une gestuelle fouillée. En dépit de moyens modestes, ces Filles nous donnent généreusement tout ce qu’elles peuvent nous donner : on attend avec impatience les prochaines productions du Gothic Opera.