Faites-nous rêver… plus facile à dire qu’à faire d’autant que certaines œuvres sont bien précises sur les atours qui permettent de déclencher l’onirisme. Au même titre qu’on voit mal une Tosca se déroulant dans la Cité Interdite, on peine à imaginer Lohengrin dépouillé des attributs d’une chevalerie idéalisée par le romantisme wagnérien. Passe encore l’absence de cygne, un cadre temporel revu (ici dans l’Allemagne de l’entre-deux guerre, ce qui est déjà d’une originalité folle…) la forme importe peu à nos yeux contemporains tant qu’on n’a pas résolu l’énigme de fond. Qui est Lohengrin, ce héros envoyé par une puissance supérieure pour redresser les torts et soumis à un interdit terrible ? Que signifie cet interdit ? Que faire d’Ortrud et de ses invocations maléfiques ? Qu’est-ce qui se joue dans cet affrontement entre paganisme et monothéisme ? Voici donc nos dramaturges, toujours prompts à revitaliser les œuvres à l’aune de la Modernité – celle qui doit nous parler parce que actuelle – qui s’y essaient à qui mieux mieux… et qui achoppent tous sur ces mêmes questions. Après Claus Guth, psychologisant à la Scala et à Paris, voici que David Alden à Londres n’y parvient pas davantage. Pourtant le métier du britannique ne souffre aucun blâme : belles lumières, dispositif scénique fait de façades d’immeuble en briques rouges aussi impressionnant qu’ingénieux, direction d’acteur plutôt habile – sauf cette gestuelle ridicule imposée au chœurs des soldats brabançons dans le deuxième acte. La forme encore, mais toujours pas le fond. Lohengrin vient et repart sans qu’on sache pourquoi ; Ortrud perpètre des holocaustes et c’est tout. Précisons d’ailleurs qu’une mise en scène dite traditionnelle, comme celle de Dresde par exemple, ne convainc pas davantage. Au contraire, la narration fidèle du conte lui suffisant, elle se garde bien d’interroger et encore moins de répondre à quoi que ce soit. Lohengrin reste donc cette énigme insoluble et en définitive peut-être parce que ce qui nous transporte dans l’œuvre, c’est moins le fatras chevaleresque que sa musique divine. Tant mieux donc s’il faut user tous les metteurs en scène, cela nous donnera moultes occasions de franchir les portes d’un théâtre.
Il fallait pousser celles du Royal Opera House qui réunissait un plateau de haute volée sous la baguette subtile et poétique d’Andris Nelsons. La voilà la baguette magique qui enrobe chaque phrase de l’ouverture d’une douceur élégiaque, peint la noirceur des vilains à grands renforts de claquements de cordes et de percussions contondantes. Le chef letton adopte pourtant des tempi lents voire très lents tout en maintenant l’orchestre dans une cohésion parfaite. La narration ne souffre en conséquence d’aucune longueur, la tension flue et reflue selon les scènes et surtout le plateau n’est jamais mis en difficulté, gageure quand il faut avoir un geste pour plus de 200 musiciens.
Hormis un allemand peu ciselé, les choeurs du Royal Opera House sont dans une forme éclatante. Cette énergie se communique à la distribution, à commencer par le Hérault de Kostas Smoriginas puissant et noir de timbre. Georg Zeppenfeld impressionne toujours autant par sa prosodie impeccable et l’autorité naturelle d’un chant souverain dans le phrasé et ses couleurs. Annoncé victime d’une allergie au retour du premier entracte, Thomas J. Mayer (qui fait ses débuts outre-Manche) se défend vaillamment au deuxième acte même si sa voix blanchit jusqu’à l’extinction dans la scène devant la cathédrale. Christine Goerke ensorcelle : volume phénoménal et contrôle du souffle nous valent une invocation démoniaque avant le duo avec Elsa. Si le timbre n’a pas de beauté plastique, l’intelligence de la soprano américaine sait en manier les nasalités et les rugosités pour construire une Ortrud tout à fait retorse. On a sûrement déjà tout écrit sur les Lohengrin de Klaus Florian Vogt, combien la juvénilité du timbre épouse le portrait du chevalier blanc, combien la douceur des attaques et les piano projetés de manière remarquable rendent son interprétation peut-être sans égale. Pourtant ce dimanche, il nous semble un peu sur la réserve. Enfin, pour sa prise de rôle en Elsa et première incursion chez Wagner, Jennifer Davis fait déjà montre d’une grande maturité. Elle soutient sans mal la comparaison avec ses émérites comparses, même si la prononciation allemande pourra se perfectionner. Surtout, la voix dispose de la lumière nécessaire pour résister à son entourage maléfique et brille aux côtés de son preux chevalier.