L’œuvre n’est en aucun cas responsable de l’agacement que l’on ressent au sortir du petit théâtre Rossini. Au contraire, qu’on se le dise, le Comte Ory est un petit bijou !
Inspiré de récits grivois du Moyen Age, il narre les aventures du jeune Ory, resté en France alors que les hommes sont en croisade. Il souhaite mettre à profit leur absence pour séduire la ravissante Comtesse Adèle… qui est également convoitée par son propre page, Isolier. Pour arriver à ses fins, le Comte se déguisera d’abord en ermite (premier acte) puis en pèlerine venant se réfugier au château de la comtesse avec ses congénères (c’est à dire ses chevaliers !). Evidemment ses stratagèmes seront déjoués, d’abord par l’intervention de son précepteur puis par son propre page qui, dans la pénombre de la chambre de la comtesse, se fera passer pour cette dernière – occasion d’un trio torride, apothéose d’une partition trépidante1.
Etrange destin que celui du Comte Ory. Rossini est nommé en novembre 1824 directeur du Théâtre Royal des Italiens à Paris. Sa première commande sera Le Voyage à Reims composé à l’occasion des célébrations du couronnement du roi Charles X. Opéra de circonstance, le Voyage est appelé à un destin éphémère ; au moment de composer une première œuvre pour l’Opéra de Paris, Rossini décide donc de réutiliser la partition du Voyage ; plus de la moitié de la musique du Comte Ory y est puisée ! Une énumération serait fastidieuse, mais on pourrait citer quelques exemples : l’air de Don Profondo « Medaglie incomparabili » – truculente description des bagages des voyageurs de divers pays, se mue ici en une narration des aventures de Raimbaud dans les caves du château, à la recherche de fines bouteilles, et le final de l’acte 1 du Comte Ory n’est autre que le gran pezzo concertato à 14 voix du Voyage. Le travail des librettistes a donc consisté pour une bonne part à adapter leur texte à la musique déjà existante et il y a une certaine ironie à voir Le Voyage à Reims prendre aujourd’hui sa revanche sur le Comte Ory : à mesurer le nombre de représentations annuelles de chaque ouvrage, la popularité de l’original a aujourd’hui largement dépassé celle de son épigone.
Dans cette production, reprise d’un spectacle créé en 2003, le metteur en scène Lluis Pasqual, considérant sans doute que l’histoire n’avait pas suffisamment d’intérêt, a décidé de la compliquer, pour lui donner davantage de sel. L’on se retrouve donc dans un hôtel de luxe (le décor se résume à de lourds rideaux pourpres, un billard et une table) : les invités tous élégamment habillés (robes du soir et smokings) sont invités par le majordome (Raimbaud) à participer à un jeu de rôle ; à cet effet, il distribue rôles et accessoires (borsalino pour Isolier, manteau gris avec capuche pour Ory…), et la pièce peut enfin commencer. Si l’on ne peut dénier un certain soin dans la réalisation (les faux personnages surjouent, se font des petits signes de reconnaissance pour montrer qu’ils ne sont pas dupes de la comédie), on comprend vite que le principe de départ est une véritable fausse bonne idée. D’abord, il nuit à la lisibilité de l’intrigue en la compliquant inutilement. Le degré supplémentaire de faux-semblants est non seulement peu original (la mise en abyme est un procédé plus que rabâché), mais il parasite également l’œuvre, ce qui est plus gênant ! Surtout, le regard ironique de Lluis Pasqual annihile toute passion, en réduisant les aventures rocambolesques de Comte Ory à un simple jeu bourgeois : le trio Ory-Adèle-Isolier qui devrait être orgasmique en ressort bien quelconque. Si cela ne suffisait pas, la mise en scène tend à accumuler les clichés et tics ; les mouvements du chœur sont symptomatiques, multipliant les « olas », et autres mouvements de jerk ou de macarena.
Déjà présentée en 2003, la production avait été rachetée par une distribution homogène et enthousiaste emmenée par un Juan Diego Florez vif argent et la direction musicale étincelante de Jesus Lopez Cobos2. Ce soir, la battue de Paolo Carignani manque quelque peu de nuances, soulignant inutilement les effets. La distribution, elle, est loin d’être indigente et supporte bien la comparaison avec celle de 2003.
L’on retrouve dans le rôle titre le Chevalier Belfiore du Voyage à Reims 2008, qui avait plutôt séduit dans le cadre du spectacle de fin de cursus de l’Accademia Rossiniana. On pouvait cependant s’interroger sur le danger pour un jeune chanteur d’aborder si vite un premier rôle dans la « Mecque » du chant rossinien… Yijie Shi ne semble pas tétanisé par le fantôme de son prédécesseur. S’il ne peut s’enorgueillir d’un timbre particulièrement séduisant, les sonorités, notamment dans l’aigu, étant légèrement nasales, il soutient crânement la tessiture tendue du rôle, n’hésitant pas à varier son émission (les aigus en voix de fausset de « Sœur Colette »). De même, la puissance est modeste mais compensée par une projection étonnante : dans les ensembles sa voix ressort parfaitement aux côté des voix bien plus sonores, comme celle de Laura Polverelli. On lui reconnaîtra enfin une diction française claire… ce qui contraste avec le manque d’intelligibilité des autres protagonistes !
Le défaut est particulièrement patent chez les clefs de Fa. Raffaele Constantini, qui remplace au pied levé Lorenzo Regazzo annoncé souffrant pour la dernière représentation de la série3, est incompréhensible dans le rôle du Gouverneur. Abstraction faite du français défaillant – et d’une souffleuse particulièrement sonore (il n’a eu que quelques heures pour se préparer), la basse se tire plutôt bien d’un rôle difficile (tessiture étendue et écriture vocalisante). En Raimbaud, le baryton Roberto de Candia surprend dès le début par sa voix claire voire claironnante. Son domestique est truculent et il démontre dans son grand air au second acte qu’il maîtrise à merveille le chant syllabique rossinien. Mais, ici encore, un français moins teinté d’accent serait nécessaire pour parachever son excellente prestation.
Les deux amoureux tiennent leur rang, faute d’enthousiasmer. La tessiture culminant au si#4 d’Isolier ne pose que peu de problème à Laura Polverelli, mais les pages plus virtuoses la laissent sur son quant-à-soi : son beau et long mezzo clair trouve davantage à se déployer dans le répertoire belcantiste romantique donizettien ou bellinien4. La comtesse Adèle de la soprane espagnole Maria Josè Moreno n’a pas ce genre de souci et fait étalage de sa belle technique en attaquant à un train d’enfer la partie rapide de son air « Oh bon ermite » ; seul un registre aigu un peu dur et des variations manquant de folie viennent à peine gâcher notre plaisir.
Le bilan vocal positif ne peut totalement effacer le véritable goût d’inachevé laissé par la mise en scène ratée : le Comte Ory étant un joyau, il lui faut un écrin à la hauteur.
1 Ce trio est une création originale, contrairement à beaucoup de numéros de l’œuvre (voir ci-après).
2 Le spectacle a été enregistré en live et est disponible sous le label DGG.
3 Ce remplacement était plutôt attendu au vu de la contre-performance de Lorenzo Regazzo le 17 août.
4 On se souvient de sa superbe performance en Seymour aux cotés de l’Anna Bolena de Devia à Vérone en mars 2007.