L’Opéra-Théâtre de Metz, inauguré en 1752 et remanié à l’intérieur au cours du Second Empire, est le plus ancien édifice de ce type encore en activité en France. Il est néanmoins actuellement fermé pour des travaux de réhabilitation et de modernisation qui vont durer deux ans et demi. Pour autant, les représentations ne cesseront pas et les différents lieux de spectacle de la ville vont être investis au cours des années à venir. Puisqu’il faut s’installer ailleurs, le directeur Paul-Émile Fourny n’a pas eu froid aux yeux et s’est lancé dans un projet pour le moins pharaonique : donner Aida dans le stade de la ville, au bord de la Moselle. Une première messine, dont l’idée avait germé il y a plusieurs années déjà, grâce aux discussions avec Bernard Serin, président du FC Metz (et grand amateur d’art lyrique). Il se trouve que le stade connaît une période creuse, au début du mois de juin. Notre sémillant directeur et metteur en scène décide alors de monter un spectacle hors-les-murs pour une seule représentation, pari éminemment hasardeux. Car le dispositif est énorme : plus de 400 personnes impliquées et une scène de soixante mètres de long pour une vingtaine de mètres de large dressée au milieu du stade, en face de la Tribune Sud prête à accueillir 8000 spectateurs, à condition que la météo soit clémente. Las, les jours qui précèdent sont pluvieux et plutôt frisquets. À tel point que les pré-générale et générale sont rapidement perturbées par des trombes d’eau, obligeant les équipes à répéter à l’intérieur. Le jour J, il pleut toujours et la décision est prise de dresser une tente-barnum pour protéger l’orchestre du froid et de l’humidité. Heureusement, la pluie cesse peu avant le spectacle pour épargner la ville durant toute la durée de l’opéra. Il fallait oser prendre de tels risques… Mais, comme le rappelle Paul-Émile Fourny, il s’agissait de proposer à un vaste public un univers qu’il découvrait peut-être pour la première fois, qui était en quelque sorte le cinéma du XIXe siècle, par le biais d’une politique tarifaire des plus accessibles. C’était donc quitte ou double mais il aurait fallu dix levers de rideaux dans le théâtre pour accueillir autant de monde. Et qui sait ? Un dispositif de dais de secours comme ceux prévus au Stade de France pour Aida auraient pu couvrir une partie de la scène au dernier moment pour maintenir le spectacle ; on ne le saura pas.

Le metteur en scène avait déjà monté cet opéra par trois fois, y compris aux Chorégies d’Orange dont on retrouve un certain nombre d’éléments de décor. Installés sur des blocs de marbre noirs qui se déplacent comme autant de pièces d’un échiquier imaginaire, les Anubis, obélisque et autres pylônes ou buste de Toutankhamon suffisent à animer le vaste dispositif scénique, entre carton-pâte hollywoodien et péplum futuriste. Comme toujours, Paul-Émile Fourny sait disposer harmonieusement des effectifs imposants. Un écran Led et des projections illustratives achèvent de rendre le spectacle tout à fait cohérent et séduisant. Las. Du haut des tribunes, le son est plus que saturé, rendant absolument pénible toutes les superpositions de voix, l’oreille étant contrainte de faire en quelque sorte son propre mixage, opération évidemment impossible. On se met à souffrir beaucoup, d’autant que l’autoroute voisine est sonore, des portes claquent et des gens hurlent quelques rangées plus loin. Où se croient-ils, dans un stade ?, se dit-on, avant de se souvenir que… De la bouillasse qui arrive jusqu’à nous, il est presque impossible de se faire la moindre idée sur la qualité des chanteurs ou de l’orchestre. À la pause, on retrouve des camarades tout sourires, ravis de ce qu’ils sont en train de vivre. Pour la seconde partie, nous décidons de descendre de quelques rangs pour se mettre près d’eux. Riche idée, car le contraste est extraordinaire : plus de perturbations sonores liées à des portes ou à l’autoroute, un son amplifié très audible et des voix enfin attrayantes. De plus, la nuit vient de tomber, et l’acte du Nil se voit magnifié par des effets de lumières d’un bleu aux nuances mouvantes de lapis-lazuli suggérant le mythique et majestueux fleuve. Le confort d’écoute et la qualité des lumières de Patrick Méeüs nous plongent enfin dans l’univers de Verdi et l’on se laisse glisser le long d’un Nil merveilleusement intemporel d’une intense poésie. Le reste de l’opéra passe en un éclair et l’on comprend mieux les applaudissements de la foule manifestement conquise.

Elena O’Connor est une Aida au timbre puissant et expressif, avec un vibrato contrôlé qui, effet de sonorisation mis à part, ne manque pas d’anoblir et humaniser davantage encore le rôle. La belle soprano américaine faisait déjà partie de la distribution d’Orange, tout comme Marcelo Alvarez. Le ténor argentin est en bonne forme ce soir, déversant des torrents d’énergie, sûr de son métier et manifestement en adéquation avec son personnage. Les pianissimi de la dernière partie sont à se pâmer. Emanuela Pascu est une merveilleuse Amneris, dont le mezzo profond et grave confère une noblesse indéniable à une âme tourmentée par des affres de jalousie très palpables. Ses « Pace » résonnent longtemps dans un stade sous le charme. Le baryton Massimo Cavalletti impressionne par la sensation de violence contenue et la richesse du timbre qu’il déploie. La basse Mischa Schelomianski est un Ramfis de toute beauté, aux graves enveloppants et puissants. Les autres interprètes sont tout autant à la hauteur. Le Chœur de l’Opéra national de Lorraine renforce avantageusement le chœur de l’Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz pour un résultat qui s’apprécie moins sur le plan sonore que dans ses effets de masse. On aurait aimé, vraiment, entendre les deux formations dans un théâtre, sans sonorisation. Loin des yeux des spectateurs, conditions météo obligent, les musiciens de l’Orchestre National de Metz Grand Est donnent leur meilleur étant donné le contexte, efficacement menés par la baguette de Paolo Arrivabeni, qui sert avec finesse et précision la partition de Verdi. En définitive, c’est une belle réussite à laquelle nous avons assistée, qui devrait logiquement pousser quelques-uns des 8000 spectateurs à se décider à renouveler l’expérience et franchir le seuil d’un opéra pour retrouver la magie de ce spectacle digne d’un Vérone en plein cœur de la Lorraine. C’était pile ou face, mais la chance sourit aux audacieux.