Il y a bien longtemps qu’une mise en scène n’avait été à ce point huée par le public souvent si mansuet du Grand Théâtre de Genève.
Rançon du rude traitement subi par La traviata dans la relecture de la metteuse en scène Karin Henkel, venue du théâtre, et qui, s’essayant pour la première fois à l’opéra, surcharge la barque au point de la faire tanguer.
C’est un opéra qui ne parle que de mort, dit-elle. On est saisi par cette révélation. Forte de cette trouvaille, et avec le soutien de l’inévitable dramaturge, Karin Henkel fait subir à ce chef-d’œuvre d’italianità (et d’émotion) une chirurgie intrusive, dont la première victime est l’esprit-même de cette pièce (elle s’en remettra).

Flash back et doubles en tous genres
On considérera comme broutilles (d’ailleurs ce n’en est pas) le tripatouillage de la partition, et par exemple l’idée de commencer par l’Addio del passato (son deuxième couplet, « Le gioie, i dolori… », qu’on ne chante jamais) introduit par le prélude de l’acte III. Il s’agit de faire de toute la représentation un grand flash back : à l’article de la mort, Violetta revoit toutes celles qu’elle a été, l’enfant « à vendre », la courtisane (et son double la regardant courtiser), et celle qu’elle sera (« M’as-tu-vu en cadavre ? », si on ose citer ici Léo Malet).
Elles sont donc quatre : Ruzan Mantashyan (Violetta du cast A, impressionnante d’engagement), son double chantant (Martina Russomanno), son double dansant, ou pour mieux dire sa mort dansant (Sabine Molenaar, malmenée, désarticulée, par une chorégraphie sans aménité) et une petite fille toute mignonne (et condamnée par une masculinité toxique, forcément toxique – et dès les premières images, on la voit être « achetée » par un bonhomme qui semble bien être le père Germont).

Autopsie
Le décor, assez beau d’ailleurs dans sa rudesse (et qui pourra resservir pour toutes sortes d’opéras relus), tient à la fois de l’entrepôt désaffecté, du souterrain, de la salle d’autopsie et du hall de gare : verrières, colonnes, tuyauterie de climatisation, carreaux de faïence jaunâtres, soupirail par où on a déversé un tas de cailloux (sur lequel quatre croque-morts viendront jeter le cercueil en fer-blanc de Violetta).
Sur la droite, une sorte de podium recouvert chichement de frisette, qui chemin faisant deviendra ring de boxe puis scène éphémère (pour mise en abîme). En guise d’accessoires au premier acte, une vaste inscription taguée sur le mur du fond (« Mon cadavre préféré »), une perfusion sur roulettes, des chaises de plastique, des tables métalliques où étaler le corps des doubles de la patiente, une table d’opération, des scialytiques. Entouré de ses assistants, le docteur Grenvil pourra chirurger à loisir derrière des rideaux de plastique, aidé d’Annina, gouvernante devenue infirmière (uniforme de latex blanc à épaulettes modèle Cardin 1965).
Au deuxième acte, de grandes photos viendront se poser dans le décor, représentant un cerf au brame, un ciel d’éclairs, une chouette et un loup aux yeux étincelants. Nous avouons n’avoir pas trouvé d’explication à cette iconographie.

Une entreprise de glaciation
Pour le dire d’un mot, l’œuvre si touchante de Verdi est victime ici d’une entreprise de glaciation, ou de déshumanisation, certes cohérente et réfléchie, dont on s’interroge sur les raisons. Ce ne peut être que par choix que toute communication semble coupée entre les personnages, et d’abord entre Violetta et Alfredo. Lequel paraît épris du grand portrait d’elle posé côté cour davantage que de la personne réelle (ou de ses doubles). D’où l’impression que tout ce petit monde joue aux quatre coins et se parle à distance. Et la présence d’une foule de comparses, de figurants, et de petites actions parallèles, comme si la solitude des protagonistes se renforçait de ces présences agitées (syndrome sans doute du metteur en scène débutant à l’opéra et surchargeant d’images plus ou moins parasites des moments que la musique suffirait à porter).
Casser l’émotion
Karin Henkel, comme se souvenant de la vieille théorie de la distanciation, semble tout faire pour fuir l’émotion, la compassion ou l’empathie à l’égard (notamment) de Violetta. Et d’abord en faisant chanter le rôle par deux chanteuses. Ainsi une phrase commencée par Violetta n° 1 pourra être continuée par Violetta n° 2, pendant que Violetta n°3 (la danseuse) se démantibulera sur le sol. Par exemple dans la grande scène finale du premier acte c’est Martina Russomanno (beau timbre chaud) qui donne le « É strano, é strano…. » avant que Ruzan Mantashyan, n’enchaîne le « Ah fors’é lui », un peu vert, puis les coloratures du « Follie, follie », parfois un peu serrées d’ailleurs.

Esthétique allemande
De même, peu auparavant dans le duo « Un di felice… Croce e delizia », on aura vu les deux sopranos se partager la partie de Violetta, répondant (ou pas) au pauvre Alfredo.
Le rôle d’Alfredo est dévolu dans le premier cast à Enea Scala, dont on aimerait que la voix soit mieux projetée et plus lyrique, plus séduisante, et qui semble traité en quantité négligeable par la metteuse en scène et par Violetta. Qui littéralement ne semble pas le voir – et les dédoublements n’arrangent rien, ni l’option de la faire souvent chanter de profil sur sa chaise de malade, comme pour refuser tout contact visuel avec quiconque.
On glissera gentiment sur les costumes affublant les malheureux choristes, sortes de chasubles asymétriques qui semblent sortir d’un remake trop coloré de Star Trek (ah ! ces turquoise et ces orange qui claquent ! ) et sont parmi les plus laids et les moins flatteurs qu’on ait vus. Malheureux choristes de surcroît voués à rester alignés en rangs d’oignon par une metteuse en scène qui a l’évidence ne sait pas quoi en faire. À propos de costumes, mention particulière pour celui de Flora, robe trop courte, paillettes et épaulettes Cardin surdimensionnées, faisant en somme pendant au costume de madrépore de music-hall, évidemment too much, dont ses protecteurs viennent empaqueter Violetta.

Une voix suffit
Pour se consoler, on prendra beaucoup de plaisir au Giorgio Germont de Luca Micheletti : belle prestance, beau timbre de baryton, beaux phrasés (et même beau costume…) et surtout cette manière d’imposer simplement son personnage, en ne se servant que de la musique… Lui aussi fait face à deux Violetta en « petites robes noires », auxquelles s’ajoute la mort-de-Violetta qui se contorsionne sur le sol. Il n’empêche, son « Pura siccome un angelo », de même que le « Dite alla giovine » de Ruzan Mantashyan (qui le chante sur les genoux de Micheletti) sont d’un beau lyrisme. C’est elle qui lancera « Morrò ! » et Martina Russomanno le « Conosca il sagrifizio »…
Notons que Micheletti (qui, chose à noter, donnera la cabalette « Copriam d’obbio il passato » qu’on n’entend jamais) assumera impavidement une des trouvailles les plus bizarres de Mme Henkel : le saucissonage d’Alfredo sur son siège à l’aide de PVC par les quatre sbires-croque-morts à tout faire et la pose d’un morceau du même adhésif sur sa bouche (ce n’est plus Star Trek, c’est Homeland) pendant « Di Provenza il mar, il sol »…

Quelques incongruités
Autre bizarrerie, assez choquante, on va voir ce père Germont renverser un plein bol de sang sur sa fille, « pura siccome un angelo », allusion sans doute à cette virginité dont il est venu expliquer à Violetta qu’elle est un capital à ne pas démonétiser…
Nouvelle incongruité de fort calibre, l’apparition un peu grotesque de deux boxeurs lors de la fête chez Flora. Dont un ami fin dialecticien nous expliquera y voir une figuration de la rivalité de mâles entre Alfredo et Douphol. Admettons. L’ambiance chez Flora est moins chic que chez Violetta, c’est une chose établie…
Les choristes, toujours groupés et polychromes, y chantent le chœur des « zingarelle », puis celui des « mattadori di Madrid », sans bouger d’un pouce, avant que commence le gran concertato, dont on aimerait que Paolo Carignani le dirige avec plus de nerf, de façon que les grandes supplications de Violetta « Ah ! Pietà, gran Dio, pietà » puissent s’envoler avec davantage de pathétique. Mais il est juste de dire que les cordes de l’Orchestre de la Suisse Romande font de fort belles choses, notamment dans les passages très exposés de l’ouverture, et que, si on aimerait parfois que la musique respire un peu davantage, on conçoit bien que le chef, face aux partis pris de la mise en scène, est amené à faire des concessions.

Un seul double vous manque…
Le troisième acte verra défiler une suite de décisions étranges.
D’abord, comme pour casser un effet, c’est par Violetta-enfant que l’on aura choisi de faire lire (en français et devant un micro) la lettre si belle de Germont père, « Teneste la promessa…. Meritate un avvenir migliore… »
Puis, l’« Addio del passato », sera fort bien chanté par Ruzan Mantashyan, comme la belle page qu’il est, avec un très beau messa di voce sur la dernière note, mais privé de la respiration qu’on vient d’évoquer, il se privera aussi de l’émotion qu’il dégage parfois (souvent).
Curieusement d’ailleurs, dans cette dernière partie, le double vocal de Violetta qui l’avait interprété si bien tout au début du spectacle n’apparaît plus. En revanche au cours de la scène finale, c’est Violetta-la-morte qui reviendra, pour se verser elle aussi un bol de de sang sur la tête, effet de miroir en somme.

Incertitude troublante
Surtout, d’intrigante manière, on va voir l’ultime duo, celui qui arrache des larmes au cœur le plus froid, être traité comme un spectacle dans le spectacle, ce que nous avons appelé mise en abîme un peu plus haut : les deux protagonistes vont se rejoindre sur la petite scène côté jardin et chanter ce duo « comme à l’opéra », c’est-à-dire « à l’épaule », comme si par le recours soudain au conventionnel on désirait dissiper toute émotion. Des chaises auront été apportées et tous les comparses contempleront ce spectacle, derrière le baron Douphol (David Ireland) qui se sera assis au plus près de l’action.
Les belles pages de la fin, « Parigi, o cara », « Morir si giovine », « Prendi : quest’é l’immagine », seront très bien servies, notamment par une Ruzan Mantashyan allant jusqu’au bout d’elle-même, bouleversante dans l’expression de sa solitude. Ce qui fait d’autant regretter que ces ultimes moments soient estompés émotionnellement par la mise à distance qu’on a dite. Mais comment résister à l’effet de réminiscence donné par le retour du thème d’amour d’Alfredo avant l’ultime cri de Violetta ?
Tout de suite après sa chute, on entendra à l’orchestre, jolie idée, les premières notes du prélude du 3e acte, avec lequel tout avait commencé. Quelques notes, demeurant suspendues, sans retour à la tonique.
Un bel effet d’incertitude, purement musical, et transcendant toute « relecture »…