Il est difficile, lorsqu’on vient voir un spectacle après la bataille – la première représentation où se rendent la plupart des journalistes et où l’équipe artistique vient saluer – de ne pas prendre en compte les différents articles qu’on a pu en lire. De fait, cette nouvelle production de La traviata signée Karin Henkel a fait l’objet d’une unanimité critique contre elle. Certains même ont affirmé que c’était « la pire production jamais vue au Grand Théâtre de Genève ». Pour peu qu’on soit un peu pervers, cela faisait envie. Notre collègue Charles Sigel a rendu-compte de cette première avec beaucoup d’humour, en relevant certaines inepties que comporte ce spectacle. On s’y référera pour en avoir un aperçu complet.
Cependant, au risque de décevoir, nous n’allons pas planter ici les derniers clous dans le cercueil de cette Traviata genevoise. De fait, à la fin de la soirée où nous nous sommes rendu pour entendre le cast B, le public a réservé une standing ovation aux artistes. Ce n’était peut-être pas pour saluer la mise en scène, mais cela prouve qu’une partie du public n’a pas passé une soirée si insupportable que ça – et nous non plus. La mise en scène comporte certes plusieurs éléments très discutables et pèche par trop de didactisme. L’idée d’éparpiller la musique de Verdi en recomposant la structure de l’œuvre, pour la faire correspondre au flashback du roman, est franchement discutable : puisqu’on commence par la mort de Violetta, le rideau s’ouvre sur le prélude de l’acte III et le deuxième couplet d’ « Addio del passato », tandis que le prélude du premier acte se retrouve entre le premier et le deuxième acte. Le chœur carnavalesque qui surprend Violetta à l’acte III est remplacé par une reprise du « Libiamo » et la fin de l’œuvre est modifiée : l’orchestre s’arrête de jouer au moment du « gioa! » de Violetta, rejoue le prélude mais s’interrompt très rapidement sans cadence parfaite. Tout ceci contribue sans doute à nous montrer combien la mort plane dès le premier acte, y compris dans ce toast si célèbre, monument d’hypocrisie sociale. Mais en vérité, cela ne fait que se superposer à la dramaturgie déjà existante de Verdi et de son librettiste, qui prévoient déjà tout ceci. Pourquoi alors modifier la structure originale de l’œuvre, plutôt que de se contenter d’en faire surgir les enjeux latents ? On n’atteint pas le niveau de déstructuration d’un Marthaler dans son Freischütz, mais ce final modifié, embarquant le spectateur dans un tout autre parcours émotionnel et dramatique que celui prévu par Verdi, nous pose cette autre question : à quoi bon privilégier une nouvelle dramaturgie, aussi intelligente puisse-t-elle être, plutôt que chercher à exalter l’efficacité dramatique de l’œuvre originale ?
Cependant, il faut bien avouer que pour quelqu’un qui a déjà vu La traviata de nombreuses fois, cette production permet de ne pas se laisser glisser dans une routine de spectateur. L’idée d’avoir quatre Violetta au plateau est une assez belle intuition : la Violetta-déjà-morte, interprétée par la danseuse et chorégraphe Sabine Molenaar est réduite à une pure présence physique, se désarticulant jusqu’à l’excès, rappelant quelques avatars féminins du cinéma contemporain : la tourmentée Ellen de Nosferatu (Robert Eggers) et la monstrueuse Elizabeth-Sue de The Substance (Coralie Fargeat), deux corps où se déchaîne tout ce que le désir et la société refoulent. Son corps se fait également manipuler par les hommes comme une poupée-chiffon, suggérant la violence avec laquelle la société masculine traite le personnage. La Violetta-mourante (Martina Russomanno) dialogue en chantant avec la Violetta qui revit les événements – le partage est adroitement fait, donnant le sentiment d’un personnage avertissant son moi du passé. La Violetta-enfant, apparaissant dans une nuisette blanche et un panneau « à vendre » autour du cou, instille un trouble et rappelle combien l’enfance détermine notre avenir social. La dimension sacrificielle du destin de Violetta – et surtout sa mise en spectacle – est elle aussi adroitement mise en avant. De même, les costumes (Teresa Vergho) des personnages principaux sont assez réussis, chacun arborant des excroissances ou des incongruités amusantes (des épaulettes surdimensionnées, des corps trop massifs ou coincés dans des manteaux trop grands) qui manifestent une forme de monstruosité sociale larvée. D’autres touches d’humour ici et là (Germont père qui apparaît entre les éclairs et surgit finalement comme un méchant de dessin animé) accentuent la destinée tragique de Violetta. Surtout, même avec toute cette armada de procédés de distanciation, on reste ému par ce qui se déroule sous nos yeux, ce drame inévitable qui dans un autre monde pourrait être retardé ou évité – comment ne pas pleurer en entendant Violetta comprendre qu’elle ne pourra pas guérir si le retour d’Alfredo, son seul espoir, ne l’a pas guérie ?
© Carole Parodi
La représentation commence fort, avec un prélude (de l’acte III donc) déchirant de beauté cruelle. Les pupitres de cordes de l’Orchestre de la Suisse Romande, sous la direction inspirée de Paolo Carignani, éblouissent pendant toute la soirée par leur précision et leur puissance expressive, de sanglots désespérés en ricanements diaboliques. Mentionnons aussi la plainte déchirante de la clarinette, l’élan des cuivres ou la force tellurique des percussions. Le chef comprend ce que peu de metteurs en scène parviennent à mettre en avant : la cruauté avec laquelle l’orchestre verdien traite les personnages sur le plateau – le finale que nous n’entendrons pas ici, sous son aspect conventionnel, en est un exemple marquant : les cuivres et les timbales « anéanti[ssen]t cette comédie » en même temps que le rideau tombe comme un couperet.
Le premier couplet d’« Addio del passato », chanté par la Violetta-mourante de Martina Russomanno est d’une grande beauté : la chanteuse déploie ici et dans le reste de la représentation un timbre onctueux, avec une morbidezza idéale, une projection puissante. Le seul reproche qu’on pourrait lui faire est un certain manque de variété dans la coloration, mais on rêverait de l’entendre dans le rôle entier. À ses côtés, Jeanine de Bique, qu’on connaît surtout dans le répertoire baroque, faisait sa prise de rôle en Violetta. Le résultat est un peu inégal, même s’il est globalement convaincant et surtout émouvant, notamment dans les passages délicats, où la chanteuse déploie des trésors de nuances, avec un timbre splendide et un souffle infini. Dommage que l’interprète ne puisse donner autant de force à d’autres passages, à cause de son émission très couverte et en arrière, et une diction trop floue (les consonnes surtout ne sont pas très nettes, un « salute » devenant « saluce »). Elle est cependant très juste dramatiquement tout au long de la soirée, particulièrement dans son agonie. Le rôle d’Alfredo, franchement ingrat, revient à Julien Behr, qui convainc plus dans la deuxième partie, où sa rage et son désespoir lui permettent de convoquer de touchantes ressources expressives, là où son timbre gris et sa projection limitée rendaient le personnage pâlichon en première partie.
S’il y a un chanteur qui mérite le voyage à lui seul, c’est bien Tassis Christoyannis. Lui qu’on voit si souvent seulement dans le répertoire français et en version de concert en France, impressionne par son magnétisme scénique et vocal dans le rôle si verdien de Germont père. Le timbre a ses aspérités, mais la projection est débordante de santé et chaque mot est lancé comme une pointe avec un mordant et un aplomb souverains. La mise en scène lui impose de jouer un Germont plutôt odieux, ce qu’il fait avec beaucoup de probité, dans laquelle on décèle tout de même une certaine ironie qui ne manque pas de charme. La noblesse du personnage se retrouve dans la ligne châtiée du personnage, son expressivité élégante et finalement, dans le dernier tableau, sa compassion sincère.
Tous les seconds rôles sont excellents, surtout le Marquis d’Obigny de Raphaël Hardmeyer, solide et puissante voix de baryton. Le Gaston dandinant d’Emanuel Tomljenović, l’inscription sur les murs du plateau (« mon cadavre préféré ») et le parallèle entre Violetta et l’animal chassé (notamment quand la Violetta-déjà-morte se retrouve suspendue comme un animal écartelé qu’on voyait sur une photo au deuxième acte) interrogent le plaisir que l’on prend couramment devant ce rite sacrificiel qu’est l’opéra de Verdi – ce n’est pas le moindre des mérites d’une production qui mérite mieux qu’une unanime condamnation.