Un Ring à Versailles, c’était peut-être le rêve inaccompli de Louis II de Bavière et il se réalise depuis deux saisons à l’Opéra Royal de Versailles, le château construit par Louis XIV, l’absolu modèle du mécène de Richard Wagner. Après un Rheingold en 2022-2023 fort réussi, après Die Walküre non moins applaudie en 2023-2024, en attendant Götterdämmerung l’an prochain, les musiciens et chanteurs du Théâtre national de la Sarre de Särrebruck ont livré un Siegfried de toute beauté, dirigés par leur directeur musical Sébastien Rouland. Opéra actant la fin de l’ère des dieux, des nains et des géants et le temps venu pour l’humanité grâce à l’amour de Brünnhilde et Siegfried, ses défis sont considérables tant pour les chanteurs que pour l’orchestre, ce dernier fort beau, quoiqu’en difficulté à quelques reprises. Donnée en version concert (un avantage pour les wagnerolâtres dont je suis), l’œuvre concentre l’attention sur l’essentiel, c’est-à-dire les musiciens, la direction, les chanteurs qui ont le bon goût de ne pas se contenter de livrer leur partition. En effet louera-t-on jamais assez les bienfaits des versions de concert depuis que l’union des arts théorisée par Wagner est dangereusement battue en brèche par les Trissotin, dont on nous inflige trop souvent les mises en scène aussi laides que vaniteuses ?
Le Vorspiel du premier acte, déçoit quelque peu, tant la noirceur et le fracas attendus, faisant redouter les machinations mortifères de Mime, les forces du mal que peuvent délivrer à tout moment les Nibelungen et le réveil du dragon Fafner sur son tas d’or, bref ce qu’on a appelé la « symphonie de l’obscur » manque singulièrement de ténèbres et surtout de force tellurique. Pourquoi le chef bride-t-il les menaces venues des cuivres graves ? On ne le saura pas – même si la sonorité de l’orchestre (au format adapté pour l’écrin de l’Opéra Royal) sera pendant quatre heures de musique le plus souvent très belle, transparente, moirée, aux timbres fondus comme l’exige parfois aussi ici l’art de la transition wagnérien. Le monologue de Mime, interprété par l’incroyable Paul McNamara, nous épargnant les délires grotesques dont certains de ses collègues abusent parfois dans la peinture de ce caractère, fait éclater tout son talent de nouveau sur la scène versaillaise. Avec l’appel du cor, Siegfried et son ours en laisse, le héros enfant cherchant désespérément un compagnon, surgit. Cheveux longs dénoués, l’élégant Tilmann Unger semble avoir du mal à entrer dans son personnage et le chant laisse à désirer en termes de puissance, de ligne et de projection. Une entrée en matière qui fait craindre pour la suite, mais qui sera vite effacée par une envoûtante incarnation du rôle par le ténor allemand. La fougue bravache et l’impétuosité de Siegfried ne seront pas les traits prégnants de son Siegfried mais plutôt son invincible mélancolie d’orphelin solitaire, élevé par un nain qu’il exècre. Ce parti pris romantique s’affirmera d’acte en acte, sans nous priver des épisodes de vaillance aux moments idoines. Voici qui nous change des heldentenor braillards. Son Siegfried privilégie pour notre plus grand plaisir l’intelligence et la subtilité du liedersänger (qu’a voulu également il y a peu Kent Nagano avec son Siegfried en version historiquement informée à la Philharmonie). En quête de ses origines, le Wälsung est ici un être qui sait être voué au malheur (comme son père Siegmund).
L’entrée majestueuse de Wotan dans la deuxième scène hisse encore le spectacle à un niveau remarquable grâce au génie de Simon Bailey. Cache-oeil et long manteau, tous les attributs du Maître des Corbeaux devenu Wanderer ne manquent pas, non plus que son baryton puissant pour camper un dieu encore arrogant, qui cherche pendant tout l’opéra à aider Siegfried sur le chemin de sa destinée. C’est ainsi qu’il met Mime sur la bonne voie (« seul celui qui ne connaît pas la peur » pourra reforger l’épée Notung). Le concours des questions consacrera bien sûr la supériorité du dieu sur Mime. Dans la dernière scène du premier acte, Siegfried reforge en effet l’épée de Sigmund alors que l’orchestre s’embrase, secoué de rythmes fous pour les épisodes de la fonte et de la forge, jusqu’à l’éclat final éblouissant. A l’acte deux, celui de la grande révélation de Siegfried, l’orchestre délivre ses motifs ténébreux jusqu’au fortissimo espéré, préparant l’intervention de l’Alberich luxueux de Werner Van Mechelen. Le baryton-basse donne à son personnage la noirceur et l’effroi d’un malheureux avide de pouvoir, ce qui en fait un exact équivalent infernal de l’Albe brillant du Walhalla ; alors que ce dernier l’assure de sa renonciation à l’anneau. L’Alberich du baryton-basse, au pouvoir d’attraction tissé de méchanceté et à la volonté inflexible, compose un personnage incisif, en tous points opposé à son frère, le Nibelung Mime (n’incarnant jamais un réel danger) – toujours Paul McNamara au chant (très réussi) tout d’abrupte faiblesse dans leur dernière rencontre à venir.
Le magnifique épisode de la forêt, dont les précieux alliages timbriques décrivent les murmures sylvestres, donne malheureusement une impression un peu brouillonne aux cordes. Mais l’aria tout en souplesse d’émission de Tilmann Unger dont le timbre s’est maintenant verni et doré (« Dass der mein Vater nicht ist ») marque la satisfaction de Siegfried après le départ de Mime. Sa tentative comique de répondre à l’Oiseau qu’il ne comprend pas encore (avec un très beau solo du cor), est accompagnée par un orchestre qui a retrouvé ses prérogatives. Avec le dramatisme exacerbé du réveil de Fafner (fabuleux Hiroshi Matsui) et l’accord des trompettes fortissimo soulignant le coup d’épée de Siegfried, les amples mouvements musicaux et le très beau dialogue avec le dragon laissent place aux accents heurtés de la dispute entre les Nibelungen. Siegfried, désormais éveillé au chant de l’oiseau (Bettina Maria Bauer au timbre frais ayant un peu trop recours au vibrato) grâce au sang du dragon, se débarrasse de Mime et sent son coeur exulter, prêt à se laisser enivrer par la joie d’aimer – et réveiller Brünnhilde à l’acte suivant.
Offrant un prélude tempétueux au troisième acte, le chef Sébastien Rouland malaxe une pâte orchestrale assez fascinante, semblant réveiller des forces profondément enfouies en galvanisant les pupitres des cuivres. L’affrontement entre le Wotan de Simon Bailey, décidément chanteur des plus nobles, et Erda tient toutes ses promesses en terme de dramatisme et de frissons. L’effet de l’entrée en scène de la jeune Melissa Zgouridi, impressionnante déesse aux moyens vocaux fantastiques et au beau timbre ombreux, frappe par sa présence magnétique après le trépignement sauvage de l’orchestre. La fin des dieux que prophétise Wotan se matérialise par sa lance sacrée brisée par l’épée de Siegfried. Le Wanderer paraît, lors du duo avec celui qui ignorera toujours qu’il est son petit-fils, soudain vulnérable. Il bouleverse avec son phrasé nuancé et ses accents émouvants, avant de disparaître définitivement du Ring, peut-être enfin en paix. Un des plus longs duos d’amour peut commencer entre la Walkyrie, renonçant difficilement à ses attributs de déesse, et un Siegfried mûri, plein d’un amour humain dont l’orchestre fait un hymne glorieux, éprouvant enfin la peur. Le réveil de Brünnhilde et son salut au soleil, puis au jour, est gâché par l’absence de contrôle vocal de Aile Asszonyi. L’excellente acoustique de ce bijou qu’est l’Opéra Royal mériterait plus de nuances et de poésie. Certes, la soprano estonienne veut faire la preuve de l’étendue de ses moyens, considérable, mais ce malheureux effet produit par des cris poitrinés et un contre-ut au métal acéré lasse le tympan le plus endurant. Heureusement la chanteuse dose ensuite un peu plus ses supplications, nous laissant goûter à la délicate mélodie aux cordes de la Siegfried Idyll. Le Siegfried de Tilmann Unger ne renonce pas, et c’est heureux, à sa sensibilité et il confère à cette scène d’amour finale une intensité généreuse.