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Carte blanche de Sarah Laulan : À bout de souffle

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Actualité
10 mars 2024
J’ai lu les commentaires à la fois passionnés et orduriers liés au tout récent article de Télérama L’opéra à bout de souffle. Et si la génération montante est sincère dans son désir de démocratiser l’opéra, je lui souhaite de commencer par oser les prendre en considération, et se frotter à cette problématique : pourquoi, pour qui l’opéra aujourd’hui ?

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« C’est un cri que je n’entends pas pour la première fois, mais qui a le courage de s’adresser au public, et pas seulement à quelques confidents désolés, avec force. Chapeau »
Sylvain Fort, directeur de la Rédaction

Le spectateur qui conteste la légitimité de notre art ; l’apprenti chanteur à qui l’on enseigne seulement l’usage de son instrument en aiguisant son individualisme ; le professeur qui projette ses propres expériences sur l’élève ; le critique qui n’a peut-être jamais assisté à une répétition – toute la somme des artisans et promoteurs de notre art en somme – connaissent-ils le mode de fonctionnement institutionnel actuel ? Savent-ils combien les interprètes, par un accord entrepreneurial tacite et généralisé, sont mis au ban du processus de création ?

Savent-ils que les chanteurs n’ont plus d’autre lien avec les théâtres que via leurs agents (pour un peu qu’ils aient eu la chance d’en trouver un) ? Qu’ils signent leurs contrats avec pour seule information un rôle de partition pour une production d’opéra dans laquelle ils ne peuvent se projeter, faute de connaître les noms du chef d’orchestre, metteur en scène, et partenaires à venir – et réciproquement ? Que les contrats dûment signés ne les mettent pas à l’abri d’un licenciement abusif à n’importe quel moment du processus de répétition ? Et ce, plus encore depuis le grand branle-bas-de-covid ? Que ces dits contrats peuvent aller jusqu’à contenir des clauses de non-éloignement interdisant aux artistes de rentrer voir leur famille pendant les 6 semaines de travail ? Que les obligations de l’artiste-interprète concernant la promotion du spectacle sont des zones grises pouvant donner lieu à toutes sortes d’intrusions dans le temps de répétition, ainsi dépouillé de sa magie en préparation ? Que le droit à l’image est quasi réduit à néant, et que les vidéos volées dans des conditions techniques douteuses servent néanmoins régulièrement de casting virtuel ? Que des artistes concrets sont évalués au nombre de likes abstraits ? Que les mieux payés d’entre eux sont aussi ceux qui réinvestissent dans des conseillers-marketings ? Sans parler de l’industrie du disque qui, rappelons-le, dans plus de 80% des cas repose sur un auto-financement intégral du musicien. J’en passe.

Il est temps de se reposer la question de nos motivations profondes. L’opéra comme art total – certes. La satisfaction de se baigner dans son propre son, d’expulser une énergie extra-ordinaire, de faire corps avec la musique, aussi. Pour ma part, je me souviens des premières émotions en écoutant Leyla Gencer, Edda Moser, ou les Marionnettes de Salzburg. Et si je n’en connaissais pas encore la terminologie, le sentiment était clair : celui de la catharsis (fondement de notre culture occidentale depuis 2,5 millénaires déjà).

Ne laissons donc pas des arguments qui ne nous appartiennent pas obscurcir nos passions, ne nous laissons pas déporter par les logiques du marché qui ont prouvé leur caractère mortifère. Et fixons-nous des objectifs réalistes.

Quand commencera-t-on le travail par des discussions autour du livret, des moyens existants et des contraintes qui les accompagnent, et surtout des publics, contextes, époques auxquels l’œuvre est destinée ? Car non, le chanteur n’a pas besoin d’avoir une opinion sur l’air qu’il interprète, mais au contraire une pensée dramaturgique globale dans laquelle s’inscrire.

Quand décidera-t-on de tourner franchement les talons lorsqu’une salle de spectacle, au lieu de se mettre au service de son audience, la prend en otage des fantasmagories d’un directeur et/ou metteur en scène en lui imposant le pire spectacle qui soit : l’avilissement de ses interprètes ou le détournement de l’œuvre à ses fins personnelles ?

Quand décidera-t-on de briser le cercle vicieux de l’auto-promotion, passé d’antinomique à prétendument indissociable de notre pratique d’interprète ? Certes le système de la mise en concept et autres synthèses à l’emporte-pièce s’est généralisé à toutes nos activités du quotidien, mais l’Opéra n’est-il pas un lieu de relecture et de résonance par excellence ?

Quand prendra-t-on au sérieux les enfants (dont la qualité d’écoute est souvent bien plus fine que celles des adultes inhibés quant à eux par leurs habitudes), afin de proposer une éducation lyrique de fond qualitative et engagée ?

Quand reverra-t-on le métier à sa racine : la pédagogie ? En commençant par donner aux apprentis chanteurs un mode d’emploi du métier auquel ils pourront choisir de dédier ou non un nombre certain de leurs années de jeunes adultes. Les enseignants pour leur part auront-ils le courage de remettre d’équerre l’offre pédagogique avec ses possibles débouchés, et de déboucher la pédagogie à l’aune de la réalité du marché ? D’autoriser les jeunes artistes à être créateurs et non pas seulement exécutants, afin que leurs forces de propositions puissent réinventer un milieu culturel aligné sur les nécessités de leur époque ?

Certaines expériences actuelles nous confirment que le jeunisme a pour principale conséquence de renforcer la précarité de tous les partis – la durée moyenne d’une carrière lyrique soliste (d’après une étude allemande pré-covid) étant de 7 ans. Inquiétons-nous donc de la dilapidation non seulement du capital mais aussi des énergies.

Les compositeurs, grands coordinateurs des talents réunis, sont aujourd’hui les plus vulnérables, à la merci d’une commande et des desiderata techniques qui l’accompagnent (durée et délais imposés à la minute près). Les metteurs en scène pour leur part, s’ils sont en tête d’affiches, n’en sont pas moins réduits à découvrir le casting au premier jour de répétition, après avoir dû rendre une année en amont le plan de scénographie / costumes / parti pris – c’est-à-dire tout le concept vidé de son essence première, à savoir la chair qui l’anime. Dans cette logique de reproductibilité des productions d’opéra dont les chanteurs seraient de petits soldats interchangeables – faisant un total déni de l’altérité des partenaires entre eux, comme à l’intérieur d’eux-mêmes – mais surtout prônant le contrôle du facteur humain, se niche probablement le nerf de la pensée dite élitiste.

Pour le reformuler, si l’artiste qui réinterprète l’œuvre n’est pas pris en compte en tant que variable, à quoi bon la revisiter ? Dans l’enseignement artistique tout comme dans sa mise en pratique professionnelle, la seule école ne devrait-elle pas être celle d’un artisanat fondé sur le doute et la recherche ? « C’est en explorant des déserts qu’on peut rencontrer des vérités, y compris dans le jeu » – Chéreau. Où sont passées nos heures de prise de risques et de déshérence, notre travail sur ce qui justifie le temps d’un artiste passé à se replier sur lui-même (la gestation intermittente…) et à travailler son instrument – qui n’est ni un emballage (le physique), ni une étiquette (l’emploi), ni un prêt-à-porter (toi tu es, toi tu seras…), mais une faille sublime. Celle qui nous rend à la fois uniques et égaux à l’heure du spectacle. Qui fait des acteurs et des spectateurs…. société.

Alors oui les solutions existent et d’autres en ont parlé mieux que moi, chiffres à l’appui. Mais rappelons-nous notre rôle d’artiste. Participer en première ligne au repeuplement des salles. Interroger nos propres regards de spectateurs. Encourager toutes les formes artistiques pour autant qu’elles se mettent au service de leur public. Ne pas subir les quotas / thématiques / présupposés auto-limitants. Attiser la curiosité intellectuelle, émotionnelle et sensorielle. S’interdire de tricher sur scène, car seule la sincérité est contagieuse. Vibrer profond. Accueillir l’inconnu. Partager. Perdre le contrôle. S’insurger. Ne jamais baisser les bras.

Sarah Laulan
Contribution externe

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