Premier opéra italien expressément composé pour Londres, Rinaldo, avec son action en technicolor (sorcière, sirènes, dragons, démons, chevaliers, pont en flammes, fontaines glougloutantes, oiseaux vivants) et sa distribution fastueuse, fit l’effet d’une déflagration, lançant la carrière anglaise du Saxon. Au fil des deux années suivantes, après même que Haendel eut créé d’autres ouvrages, celui-ci fut repris près de cinquante fois, avec quelques aménagements – comme la suppression du rôle d’Eustazio. Et, lorsqu’en 1731, après la refondation de la Royal Academy of Music, le compositeur-imprésario peina à retrouver son public, il ressuscita cette œuvre vieille de vingt ans pour renflouer les caisses.
La distribution en fut alors repensée : profitant du retour (temporaire) de Senesino, castrat alto adoré des Londoniens, Haendel transposa vers le bas le rôle-titre, conçu pour un mezzo. Deux autres contraltos (féminines) s’arrogèrent Armida et Argante, tandis que Goffredo était, à l’inverse, confié à un ténor et qu’Almirena, restée soprano, se voyait remaquillée au bénéfice de la Strada. Il y aurait beaucoup à dire sur cette adaptation, qui intégrait des airs passés inaperçus dans Lotario (« D’instabile fortuna » conçu pour le sidérant Fabri, ou « Arma lo sguardo », écrit pour la Merighi) ainsi que dans Partenope (étincelant « Fatto è Amore/Giove un dio d’inferno »), mais affaiblissait considérablement la figure du roi de Jérusalem (du fracassant « Sibillar gli angli d’Aletto » ne reste que… la ritournelle) : resserrée, l’action devenait moins décousue, tandis que la partition conservait son parfum de pot-pourri – mais mis au goût du jour.
Si certains chefs avaient déjà emprunté à cette mouture (par exemple, John Fischer, qui distribuait Ernesto Palacio en Goffredo), c’est à Marco Angioloni que revient l’honneur d’en graver l’intégrale. Le chef-ténor ferait-il une fixation sur l’année 1731, lui dont le précédent enregistrement haendélien était consacré à Poro (CVS), œuvre créée exactement deux mois avant ce Rinaldo ?…
Il n’a cependant pas ici bénéficié des mêmes moyens : son orchestre, notamment, passe de trente à dix-huit musiciens – la légèreté de ces effectifs se faisant surtout sentir à l’occasion des batailles et des enchantements. Le violon solo de Beatrice Scaldini enveloppe d’une délicieuse nostalgie le « Per salvarti » d’un Argante devenu très galant mais manque de panache dans le tempétueux « Venti, turbini ». Beau basson, guitare/théorbe parfois envahissants. La direction vive, naturelle, sensible d’Angioloni apparaît à son meilleur dans les moments d’intimité, particulièrement à l’Acte II, lors du duo opposant Armida à Rinaldo et durant le bel accompagnato qui suit.
Il faut dire que, si, en concert, la projection de Vivica Genaux nous a déçu ces derniers temps, elle retrouve sa superbe face aux micros, campant une magicienne aussi féroce que classieuse – bien que prudente dans son dernier air. Roberta Mameli confère aussi beaucoup de caractère à son Almirena, moins dans les pépiements de « Parolette, vezzi e sguardi » (au thème emprunté à Il Trionfo del Tempo) que dans un « Lascia ch’io pianga » fort voluptueux. Ce n’est pas faire injure à Angioloni que de répéter qu’il nous convainc davantage à la baguette que comme bariténor haendélien : la voix est décidément trop peu ample et assurée pour ces figures héroïques. Les admirateurs de Filippo Mineccia apprécieront sa fougue et son engagement mais avouons que ce chant serré, névrotique et souvent tubé nous séduit peu, tandis que le second contre-ténor, un Logan Lopez Gonzalez cotonneux mais élégant, fait le job dans un rôle retaillé aux modestes mesures de la Bertolli. Oublions les comprimari. Et déplorons qu’un éditeur négligent ait laissé passer diverses erreurs de montage, comme celle qui, aux plages 9 et 10 du second CD, fait répéter une partie du récitatif…
Pour « Rinaldo 1731 », de toute façon, vous n’avez pas le choix. Pour le Rinaldo originel, Malgoire, Hogwood et Jacobs (dans cet ordre, en ce qui nous concerne) restent en tête.