Deux ans après l’incomparable réussite de son Pelléas et Mélisande, Katie Mitchell est de retour à Aix pour un titre historiquement à peine postérieur, mais d’une tout autre nature. La metteuse en scène britannique affirme que l’une des forces du livret d’Ariane à Naxos est son humour : c’est hélas une composante qui n’apparaît que fugitivement dans sa production. Toute la comédie du Prologue semble avoir été déléguée au personnage du Maître à danser, ici devenue une folle aux cheveux blond platine, en marcel rose et tortillant du croupion, juchée sur des talons hauts. Pour le reste, on s’affaire comme il se doit dans une maison que l’on voit une armée de domestiques transformer en vue de la représentation prévue, mais les occasions de sourire sont bien rares. Les compagnons de Zerbinette ne sont pas drôles, et c’est ici un choix délibéré : leurs gags minables tombent à plat, leurs serpentins et leurs langues-de-belle-mère ne sont que des armes dérisoires face à la tragédie d’Ariane abandonnée (et engrossée). De ce fait, le spectacle opte clairement pour l’une des deux composantes que l’homme le plus riche de Vienne a voulu voir simultanément dans sa demeure, et les épisodes comiques passent assez inaperçus. Le feu d’artifice programmé à 9 heures se fait bien attendre et, privée d’une partie de son socle, la fusée ne décolle pas vraiment. Et quelle étrange idée de ponctuer la deuxième partie de phrases lourdement sentencieuses, parfois au beau milieu d’un air, dès qu’un des artistes s’interrompt de chanter, si brièvement cela soit-il. Fallait-il vraiment faire réapparaître le Majordome juste après l’entracte pour rappeler les mots d’ordre de la soirée – gleichzeitigkeit, et surtout éviter l’ennui –, fallait-il dans les derniers instants, par-dessus la musique, faire dire au maître de maison (qui, pour une raison obscure, a revêtu la robe rouge de son épouse) que l’avenir de l’opéra n’était sans doute pas dans ce genre de mélange du lustige et du traurige ?
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C’est dommage, car sur le plan musical, tout ou presque était réuni pour rendre justice à l’œuvre de Richard Strauss. Ariane à Naxos a jadis connu de glorieuses heures aixoises, avec des titulaires aussi variées que Teresa Stich-Randall en 1963, Régine Crespin en 1966 ou Jessye Norman en 1985, sans oublier la Zerbinette de Mady Mesplé. La distribution 2018 n’atteint peut-être pas les mêmes sommets, mais elle offre de beaux motifs de satisfaction. Voix claironnante, visiblement très à l’aise sur ses talons aiguilles, Rupert Charlesworth est un Maître à danser impayable, dont chaque intervention retient l’attention. Dès les premières minutes, le timbre riche de Josef Wagner impose un Maître de musique fougueux, plus encore qu’à Nancy en juin 2017 ; le rôle est également servi par la jeunesse de l’interprète (du reste, le livret ne lui donne que treize ans de plus que son élève). Comme à Nancy également, le compositeur est une compositrice. Dans ce personnage pour lequel notre époque n’a apparemment plus besoin du travesti, Angela Brower fait une excellente impression, par la sensibilité à fleur de peau qu’elle parvient à exprimer. Par ses nuances claires, la mezzo américaine s’épanouit dans ces rôles hybrides que sont le Compositeur ou, son cousin, le Chevalier à la rose. Du Prologue on retiendra encore le Laquais sonore de Sava Vemić, ou le Majordome discrètement narquois de Maik Solbach.
Après l’entracte, on remarque d’abord les voix exceptionnellement caractérisées des nymphes : Beate Mordal et Andrea Hill rivalisent de saveurs et de couleurs, tandis qu’Elena Galitskaya retrouve Echo qu’elle était, elle aussi, déjà à Nancy. Il convient de saluer bien bas le Bacchus qui semble ne coûter aucun effort à Eric Cutler, habitué des rôles les plus ardus. Si Richard Strauss n’aimait pas les ténors, cela ne s’entend pas ici, et c’est tout à l’honneur du titulaire. Ayant notamment succédé à Soile Isokoski pour de la reprise d’Ariane à Naxos à Glyndebourne l’an dernier, Lise Davidsen ne manque pas d’atouts, à commencer par une voix à l’étoffe sombre, d’ampleur assez wagnérienne. Abordé avec prudence, l’aigu ne paraît pourtant pas toujours aussi épanoui qu’on le souhaiterait, mais peut-être la mise en scène ne lui permet-elle pas de donner libre cours à l’ardeur du personnage. Ceux qui pâtissent incontestablement, on l’a dit, ce sont les « comiques » : le quatuor n’est pas vilain, mais les quatre zozos n’ont ici pas le droit d’exister, même Harlequin. Quant à Sabine Devieilhe, malgré une robe lumineuse, il faudra attendre une autre production pour que sa Zerbinette prenne vraiment corps. Toutes les notes sont là, ce qui n’est déjà pas une mince affaire, mais le personnage est absent, la mise en scène lui retirant tout piquant, toute vie.
Dans la fosse, Marc Albrecht a peut-être sa part de responsabilité : s’il tire de l’Orchestre de Paris de belles transparences ou des éclats étonnants, il impose parfois une rapidité peu propice à la mise en avant de tel ou tel protagoniste. On en jugera plus sereinement lors de la diffusion simultanée sur Arte Concert et sur France Musique, le mercredi 11 juillet.